Imaginons ensemble, une pièce sombre, voûtée, sans décoration, où un grand album en forme de missel relié de velours rouge, à ferrures antiques, repose, solitaire, sur un lutrin éclairé par un unique flambeau.

Rêvons ensemble, que ce grand album soit un recueil d’illustrations. Dessins de villes, d’instantanés de vie, où en regard de chaque illustration, écrit de la main des hommes, des récits vrais et moins vrais. Livre précieux, que l’on Feuillette, avec les yeux émerveillés, d’un enfant d’autrefois devant de belles images.

Au hasard, nous tournerons ses pages. Nous arrêtant seulement devant une illustration, selon ses couleurs, nos envies et au gré du vent.

Si le lecteur, bienveillant ( et nous le savons bienveillant), possède une âme quelque peu d’artiste, il comprendra. Des descentes dans le temps à un endroit, puis des remontées dans d’autres parties de ce temps, en passant par des lignes droites, sans oublier les courbes et les doubles boucles de ce même temps - Pour l’espace, pareil - Voilà ce qui attend notre bienveillant lecteur. Lequel, rien ne l’empêche de donner son très estimable avis. Nous le remercions d’avance et lui souhaitons d’agréables voyages.

dimanche 10 juin 2012

Un jardin, une fosse et un squelette 3

Les altercations singulières entre Robert et Bastien avaient plus d’une fois éveillés les soupçons des témoins.  Déjà, en 1824, une dénonciation anonyme était parvenue au procureur du roi ; on y accusait Robert et Bastien de complicité dans la mort de la veuve Houet. 

Une fois encore, la justice reprit ses enquêtes.  Une nouvelle ordonnance du tribunal de première instance plaçait ces deux hommes sous la prévention d’un homicide. Néanmoins,  l’instruction ne put établir des charges suffisantes contre eux.  Le 24 juin 1825, un arrêt de non-lieu intervint.  L’absence du cadavre de la veuve Houet avait encore à cette occasion paralysé le bras de la loi.

La Conciergerie

Depuis l’empoignade de Germiny, Robert avait trouvé asile à Villeneuve-le-roi.  Il y vivait dans une sécurité apparente.  Bastien ne retrouverait plus sa trace pensait-il.  Il en était sûr cette fois-ci.  Quand tout à coup, en 1832, Bastien reparut.  L’impitoyable avait retrouvé la piste de sa proie.  Cette fois, c’était une rente qu’il exigeait, une rente de 1.200 francs, pour une petite vie tranquille disait-il. 

Bastien était las de courir le monde.  Il voulait, ajoutait-il, se fixer à la campagne, planter ses choux quelque part, qui sait ? Chez son ami Robert à Villeneuve-le-Roi peut-être ?  A cette idée, Robert frémit. Tout net, il refusa.  Cela  commençait toujours ainsi.  Alors, Bastien enfla ses prétentions et présenta un projet d’obligation de 40.000 francs.  Robert refusa encore, mais tremblait plus fort encore. 
Alors éclata le secret qui liait ces deux hommes et qui faisait l’un esclave de l’autre.
-       Assassin ! assassin ! cria Bastien à pleins poumons, tu veux donc que je monte sur les toits et que je crie : Robert a assassiné sa belle-mère !

A ces cris, à ces dénonciations terribles, terrorisé, Robert s’enfuit.  Il courut aussi vite qu’il pût, se cacha d’abord dans le grenier de la maison pour ensuite s’échapper par une lucarne et s’encourir à travers champs loin de son persécuteur.

Quelques jours après, Bastien qui n’abandonnait pas sa prise, envoya un agent d’affaires, une sorte de juriste, un ancien clerc d’huissier véreux.  Cet émissaire, un certain Gouvernant, avait fait la connaissance de Bastien en prison.  Bastien avait fait à Gouvernant de redoutables confidences.  Les deux hommes s’étaient compris bien vite.  Plus tard, Gouvernant avait revu Bastien, qui lui avait assez clairement fait entendre que Robert était à sa botte par suite d’un crime commun.  Gouvernant était chargé par Bastien d’une mise en demeure définitive.  Il partit armé de deux pièces que Bastien lui dit être très persuasives : une note contenant quelques noms et quelques adresses ainsi qu’un plan de jardin, dans un angle duquel était tracé une croix rouge.

Gouvernant, arrivé à Villeneuve-le-Roi, posa son ultimatum et exhiba les deux pièces.  A leur vue, Robert pâlit, ses genoux fléchirent, et il s’écroula sur une chaise en murmurant :
-       Ah ! le malheureux ! Ah ! le coquin ! Mais quand je lui aurai toute ma fortune, qui me dit qu’il n’ira pas trouver toute ma famille pour me faire couper la tête ?

Gouvernant, voyant Robert dans cet état de prostration, le quitta.  Il lui donna rendez-vous à l’auberge voisine lorsqu’il se sentirait mieux.  Robert qui soupçonnait que Bastien assisterait à l’entrevue, ne vint pas.  Il ne se trompait pas.  Bastien avait, en effet, suivi de près Gouvernant.  A l’auberge, le prédateur attendit en vain Robert.  Au bout de quelques temps,  furieux de son absence, excédé, il prit un morceau de craie, et alla écrire en grandes lettres sur la porte de la maison de Robert :

Robert a assassiné sa belle-mère

Toutes ces scènes recommençaient à éveiller l’attention de la justice.  Sans prévenir personne, les époux Roberts disparurent tout à coup de Villeneuve-le-Roi.  Ils partirent secrètement pour Bourbonne-les-Bains où ils espéraient enfin être tranquille.

Exaspéré par cette nouvelle disparition, Bastien ne garda plus aucun ménagement.  Sans réfléchir, mal conseillé, il alla trouver les administrateurs de la succession Houet, il leur déclara qu’il connaissait l’assassin de la veuve Houet.  Cet assassin, c’était Robert.  Cette fois, la justice fut avertie.  Elle se rappela le crime toujours impuni de 1821 et les deux instructions sans résultat.  Il fallait frapper vite, car l’action du ministère public allait très bientôt s’éteindre définitivement.  Sous peu, ce crime sera irréversiblement prescrit par la loi.  

Ainsi, cette longue impunité va échouer au moment suprême. L’épée restée suspendue par un fil sur l’homicide va dans un instant, tomber. 

Robert, nouveau Damoclès, a crût, après tant d’années de terreurs secrètes, que le fil ne se briserait pas.  A présent, ses jours se passent dans une anxiété qui est elle-même un premier et atroce châtiment.  

Le fil est brisé ! Un mandat d’arrêt est lancé immédiatement contre Bastien, le seul qu’on a sous la main en ce moment.  Bastien arrêté, on trouve sur lui un portefeuille contenant divers papiers compromettants.

D’abord une note :

Juin 1821.  M. Robert
Loué une cave, rue des Deux-Portes.
Rue de Vaugirard, maison bourgeoise, avec un beau jardin fruitier.
Courant juillet.  Loué, moyennant 700fr.
Bail à mon nom.
Après, argent reçu pour acheter pelle, pioche, arrosoir ;
Même jour.  Acheté près de la Grève une demi-mesure de chaux.

Et, au dos de la note :

Projet de destruction de la veuve Houet pour les époux Robert, et c’est pour cela qu’on loue d’abord la cave et ensuite la maison de la rue de Vaugirard.

On se rappela alors qu’en 1824, on avait trouvé sur Bastien un mémo mystérieux, dans lequel l’instruction avait pu soupçonner, mais non lire clairement, un crime.  Cette note était ainsi conçue :

Rue des Deux-Portes, 31.
Rue de Vaugirard, 81.
Mme veuve Blanchard.
M. Poisson.
M. Roussel
M. Véron.
M. Robert, à Dannemoine, près Tonnerre.
M. Cherest, avoué à Tonnerre.

La première expliquait la seconde.

Le portefeuille de Bastien contenait encore des brouillons de lettres, dans lesquels on remarquait les phrases suivantes :

« Malheureux Robert, est-il donc écrit que vous n’échapperez pas à la punition d’un crime qui révolte, ainsi que vous a dit l’homme que vous avez compromis ?  Avez-vous oublié le lieu de la rue de Vaugirard qui garde dans son sein la victime qui doit vous accuser ?  Ne vous croyez pas sauvé !  Le temps et les débris ne sont pas anéantis ! »

Et ailleurs :

« Toi et ta femme, vous êtes des assassins.  Tu ne te rappelles donc pas la cave de la rue des Deux-Portes ?  Et la maison de la rue de Vaugirard, l’avez-vous oubliée ?  Et la disparition de cette mère qui a eu lieu le 13 septembre 1821…Lâches que vous êtes, vous croyez que votre crime est expié…Mais vous êtes au bord de l’échafaud.  Ton parent l’imbécile jouira de toute la fortune, et toi, tu n’auras que le repentir.  Aussi, je vas te soigner vos personnes, et te recommander dans le soigné, comme un scélérat que tu es. »

Un plan était joint à cette lettre, et ce plan était celui du jardin de la rue de Vaugirard.  Dans un angle, une croix rouge marquait une place et la signalait à l’attention. 

Enfin une note était ainsi conçue :

« La chambre du conseil a déclaré, à l’égard de Bastien, qu’il n’y avait lieu à suivre et, à l’égard de Robert, qu’il n’y avait lieu  à suivre quant à présent.  Cette décision est irrévocable pour Bastien, qui ne peut plus être poursuivi, par suite de la maxime : Non bis in idem.  Quand même il s’avouerait coupable, il ne peut plus être inquiété.  La chose est jugée définitivement. »

Cette dernière note qui provenait de Gouvernant expliquait l’audace de Bastien, la persistance, l’exaspération de ses menaces.  Il se croyait à l’abri lui-même de la justice, et il sentait que l’heure de la prescription allait sonner pour Robert.  Cela avait tout précipité.


Une nouvelle instruction fut ouverte, par suite d’un arrêt en date du 12 avril 1833.  il fut établi qu’en effet la maison et le jardin de la rue Vaugirard avaient été loués à Bastien par une veuve Blanchard, pour le mois de juillet 1821.  Bastien s’était annoncé comme habitant la province ; il voulait, disait-il, se fixer avec sa femme à Paris pour veiller à l’éducation de leurs enfants, qui étaient au collège.  Plus tard, Bastien raconta à une voisine qu’il n’avait loué cette que pour le compte d’un de ses compatriotes qui devait venir l’habiter avec ses filles.  Il n’y avait naturellement rien de vrai dans ces paroles.  Au bout d’un mois, sous le prétexte d’économie Bastien congédiait le vieux jardinier de la maison.  La propriétaire, cependant s’inquiétait de ne pas voir garnir les lieux et dans le quartier, on parlait de visiteurs nocturnes et de promenades aux bougies dans le jardin.  Bref, le voisinage s’interrogeait sur ces comportements suspects.  Au bout de trois mois, personne ne parut plus dans la maison.  Tracassée par l’étrange situation, la veuve Blanchard fit ouvrir les lieux en présence d’un commissaire de police.  Averti, Bastien vint le lendemain rendre les clefs.  Il raconta que sa femme avait renoncé au projet de se fixer à Paris et paya, une indemnité de départ.

Pendant que l’instruction recueillait et coordonnait tous ces renseignements, on arrêtait à Bourbonne-le-Bains, les époux Robert.  L’épouse de Robert inspirait aussi des soupçons.  Les notes saisies sur Bastien l’accusaient assez clairement de complicité.  Sa sortie pendant la journée de la disparition de sa mère paraissait suspecte et semblait se rattacher à un plan conçu par les coupables pour mettre la police en défaut.  Enfin, divers témoignages indiquaient entre elle et Bastien des relations intimes.

Un arrêt de non-lieu intervint cependant en faveur de l’épouse de Robert.  Louis Robert et Louis-Claude-Joseph Bastien restèrent seuls face à la justice.


Le 12 août 1833, cette mystérieuse affaire passait devant la Cour d’assises de la Seine, présidée par M. Hardouin.  Le procès attira une foule considérable de curieux.  L’attrait particulier, horrible, c’était la présence sur la table des pièces à conviction, du squelette de la veuve Houet.  La victime était là, comme premier témoin du crime.
  
Le procès n’apporta rien de plus de ce que l’enquête avait révélé. Durant toute sa durée, les deux inculpés s’accusèrent mutuellement.  Aucun n’avoua le crime. Tous deux jouèrent le rôle de la victime de l’autre.  On ne connut pas les circonstances de l’assassinat. 

Après les délibérations des jurés, Bastien fut reconnu coupable d’avoir avec préméditation, commis seul l’assassinat.  Robert fut acquitté sur la question de la participation, mais déclaré coupable d’avoir poussé au crime par des dons et des promesses. 

Et puis, à l’étonnement général, des circonstances atténuantes furent admises en faveur des deux accusés.
Grâce à elles, Bastien et Robert, échappèrent à la peine de mort. 
Ils furent toutefois condamnés aux travaux forcés à perpétuité. 

On reconduisit les condamnés à la conciergerie.  Tout à coup, dans un couloir, Bastien pâlit et s’affaissa.  Les gardiens s’empressèrent autour de lui.  Ils l’examinèrent, l’une de ses mains était convulsivement serrée contre sa poitrine.  On l’écarta ; cette main était couverte de sang ; un ciseau tomba sur le sol.  Bastien venait de se tenter de se donner la mort.  Il s’était frappé d’un coup de ciseau au-dessous du sein gauche.  La blessure se trouva légère et fut rapidement guérie.

Bastien chercha alors à expliquer sa tentative de suicide par son innocence.  Il raconta à qui voulut l’entendre comment le crime avait été commis.  Robert, disait-il, sous le prétexte de la mettre en rapport avec un prêteur d’argent, avait attiré sa belle-mère dans la maison de Vaugirard.  Dans la cuisine, il l’avait assommée d’un coup de poing, l’avait étranglée ensuite.  Il l’avait déshabillé et brûlé ses vêtements.  Après cela, il avait traîné le cadavre dans le jardin pour le cacher provisoirement dans un tonneau à eau.  Le lendemain Robert était revenu pour enterrer sa belle-mère dans la fosse qu’il avait creusé.  
Malheureusement, personne ne put croire entièrement à ces aveux tardifs dictés comme on le pensa alors par un esprit de vengeance.

Les deux condamnés subirent d’abord l’exposition publique sur la place du palais de justice, ensuite les gardiens les conduisirent à Bicêtre où ils subirent  l’opération du ferrement des bagnards et  d’où ils partirent avec la chaîne pour le bagne de Rochefort.  Ils moururent là quelques années plus tard, complètement épuisés par l’implacable régime carcéral.


Le bagne

mercredi 23 mai 2012

Un jardin, une fosse et un squelette - 2

Marchand de vins à Paris

Vers onze heures, la fille vint chercher sa mère, on l’avait attendu en vain pour déjeuner.  A midi, elle revint encore rue des Mathurins, sa mère n’était  pas encore rentrée.  Elle renonça à l’attendre.

Le lendemain matin, Robert fut prévenu que sa belle-mère n’avait toujours pas reparu.  Robert était seul à la maison, quand arriva cette nouvelle :
- N’en parlez pas à ma femme, cela l’inquiéterait.  Je lui en parlerai plus tard.

Cette disparition singulière ne semblait pas, du tout, inquiéter Robert.

Deux jours après, un certain Hérolle reçut une lettre mise à la poste à Paris.  Hérolle devait la remettre à la femme de ménage de la veuve Houet, Madame Jusson.  La veuve y annonçait son départ ; un voyage de quelques jours avec une amie et défendait d’en parler à qui que ce fût.
Une seconde lettre, timbrée, cette fois-ci de Saint-Germain-en-Laye, parvint à monsieur Vincent, locataire de l’une des deux maisons que la disparue possédait à Versailles.  Le contenu et la tournure de cette lettre pouvaient inquiéter ; ils laissaient penser que la veuve Houet avait mis fin à ses jours.
On reconnut rapidement et facilement ces deux lettres comme fausses.  La signature, l’écriture, le style et les déclarations ne correspondaient pas à l’absente.  Certainement avec l’intention d’égarer les recherches, quelqu’un, maladroitement, avait contrefait ces lettres.

Ces deux courriers étaient loin d’avoir atteint le but recherché. A présent, l’hypothèse d’un crime commis commençait à voir le jour : mais où et par qui ?  La police envisagea alors une perquisition chez la veuve.  Vigoureusement, Robert s’y opposa.  Pour lui, il était bien évident que sa belle-mère n’était pas morte chez elle - donc pas de descende de police !  Néanmoins, le 1er octobre, cette visite domiciliaire fut faite.  Les agents trouvèrent dans la chambre de la disparue, six billets de 1000 francs et 710 francs en or et en argent.
Le vol n’expliquait donc pas le mobile de la disparition.  La cause en restait toujours mystérieuse.

Faute de mieux, les soupçons de la justice se portèrent naturellement vers les proches et sur le gendre en particulier dont l’attitude l’intriguait.  La police s’intéressa  au passé de Robert.  Celui-ci avait exercé successivement les professions de graveur et de marchand de vins.  Dans l’une comme dans l’autre il avait fait de mauvaises affaires.    Par nécessité, au commencement de 1821, il avait vendu son fonds de marchand de vins.  Les recherches révélèrent encore, qu’il possédait une maison dans l’Yonne à Dannemoine ; celle-ci entièrement grevée d’hypothèques.  Enfin, au moment de la disparition de sa belle-mère, il était sans travail et n’avait d’autres ressources qu’une rente de 168 francs appartenant à sa femme. 

Après la disparition de la veuve Houet, que l’on considérait seulement comme absente, Robert demanda et obtint sur les biens de sa belle-mère une pension alimentaire de 1.500 francs.  Sa situation financière s’améliorait grâce au départ vraiment particulier de celle-ci.

Pour les enquêteurs, cette amélioration indiquait un intérêt à commettre un crime.  Déjà, la justice avait saisi quelques indices, toutefois assez maigres.  A l’heure où la veuve Houet se dirigeait vers la rue de la Harpe, Robert avait été vu à diverses reprises, sous la porte cochère de sa maison ; il jetait les yeux vers le haut de la rue de la Harpe, comme s’il attendait quelqu’un.  Autre indice, après la disparition, pourquoi, au lieu de s’inquiéter, de chercher, avait-il essayé de cacher quelque temps à sa femme un malheur qu’il se hâta par la suite de déclarer irréparable ?  Et ses démarches pour obtenir les biens de sa belle-mère ?

En 1822, après une instruction qui ne put saisir que des présomptions, le tribunal de première instance de Paris déclara qu’il n’y avait pas lieu à poursuivre, quant à présent, attendu qu’il était impossible de déterminer les causes de la disparition et que la mort de cette pauvre madame Houet n’était pas prouvée.

Mais, tandis que la magistrature abandonnait provisoirement les poursuites, les éléments d’une nouvelle instruction allaient bientôt s’accumuler autour de Robert.

Après l’abandon des poursuites, dans les premiers mois de 1822, et Robert et sa femme quittèrent Paris. Ils s’établirent dans la maison de Dannemoine.  L’année suivante, en février, Robert flanqué d’un sieur Véron, revint à Paris.  Tous deux occupèrent l’habitation de la rue de la Harpe, restée vide depuis le départ pour Dannemoine.  Dans l’appartement réoccupé, se passèrent, entre Robert et un nouveau personnage, des scènes qui réveilleront l’attention et bientôt les soupçons de la police.

Ancien couvent des Mathurins, rue des Mathurins à Paris

Un certain Bastien vint, un jour, toucher des mains de Véron un billet de 250 francs, souscrit à son profit par Robert.  Quelques jours après, Bastien revint.  Il exigea de voir Robert absent à ce moment-là ; Bastien l’attendit.  Quand il  rentra, Bastien et lui s’enfermèrent dans une pièce voisine.

Une discussion ne tarda pas à s’animer entre les deux hommes.  Des éclats de voix, des pas précipités, des bruits de meubles bousculés, puis, des invectives retentirent.  Robert criait : « au voleur ! à l’assassin ! ».  Véron alarmé par ce passait dans la chambre d’à côté, se précipita au secours de son ami.  Quand il entra dans la pièce, Robert et Bastien se tenaient à demi renversés sur une table, les épaisses mains de Bastien enserraient le cou de Robert.  A la vue de Véron, tous deux se séparèrent aussitôt.  L’un reprenait son souffle et présentait un visage congestionné, l’autre était pâle et menaçant.  Bastien se retourna, prit son chapeau et sortit.  Entre ses dents, s’échappaient de sourdes menaces.  Pendant que Robert se rajustait, Véron jeta un coup d’œil sur la table ; il y aperçut, à côté d’une plume tordue, une obligation de 20.000 francs, au profit de Bastien.  Il n’y manquait qu’une signature, celle de Robert.

Bastien partit, Véron et quelques voisins, accourus au bruit de la lutte, engagèrent Robert à porter plainte.  Il devait se mettre se mettre à l’abri de ce vaurien.  Robert leur déclara qu’il avait joué et perdu.  Irrité par tout ce monde qui le pressait à agir contre son agresseur, il ajouta sèchement que ses discussions avec Bastien ne regardaient que lui-même.  Cependant, resté seul avec Véron, Robert lui confia que cette situation devenait intolérable et lui proposa tout de go d’attirer Bastien dans l’une des maisons de Versailles, de l’y assassiner et de l’y enterrer dans le jardin.
Sans hésiter, Véron qui n’était pourtant pas un enfant de chœur, refusa cette proposition.

Qui était ce Bastien ?  Quelle mystérieuse domination exerçait-il sur Robert ?  Bastien, ancien maître menuisier avait, pour échapper à ses nombreux créanciers, quitté Grenoble en 1819.  Installé à Paris l’année suivante, il habita une maison  de la rue du cimetière Saint-Nicolas où Robert vendait son vin.  Bastien prenait ses repas chez Robert, et, depuis la disparition de la veuve Houet, les deux hommes conservaient des relations intimes et fréquentes.

Quelques temps après cette scène violente, Robert et Véron quittèrent la rue de la Harpe et s’établirent à Versailles.  Ils surveillaient les réparations à faire aux maisons de la famille Houet.  Revenant d’un voyage à Paris, Robert raconta en pleurant à Véron qu’il avait rencontré Bastien.  Un pistolet sous le menton, celui-ci lui avait fait souscrire 30.000 francs de billets.  Véron, qui ne savait pas tout, et pour cause,  parla une nouvelle fois d’une plainte au procureur du roi.  Robert qui avait de bonnes raisons pour ne pas mêler la justice à ses affaires, préféra la fuite au scandale.  Il chercha à échapper aux recherches de Bastien.  C’était là tenter l’impossible, Bastien connaissait trop la vie et les affaires de sa victime.  Néanmoins, Robert se cacha à Dannemoine, mais ne put éviter l’inévitable.

Dannemoine

En 1827, Bastien parut tout à coup à Dannemoine. Il cherchait à faire accepter par les époux Robert douze lettres de change pour un montant de 6.000 francs.  Cette persécution nouvelle saisissait Robert au moment où, dans la plus grande discrétion, il venait de vendre la maison de Dannemoine, et de se préparer un nouveau refuge à Villeneuve-le-Roi.  La femme de Robert était partie la première pour préparer la nouvelle habitation ; on la rattrapa à Germigny, pour lui faire signer les billets exigés.  L’entrevue ne fut pas sans orages.  Dans l’auberge du village, une querelle violente éclata pendant la nuit.  L’aubergiste, caché dans une chambre contiguë, entendit Bastien dire à Robert :
-       Voyons ! ai-je fait le fait, ou l’ai-je fait faire ?
-       Oui, c’est vrai, répondit Robert.
-       Eh bien ! tu dois me payer.
-       Hélas ! mon Dieu ! c’est vrai, il faut payer.

Robert, luttant pied à pied, avait résisté jusqu’au lever du soleil, pas de signature.  Il quitta un moment la chambre et vint trouver discrètement l’aubergiste.  Il lui remit un écu de 6 francs :
-       Tenez, dit-il, il y a ici un homme dont je ne puis me débarrasser, qui me demande de l’argent et à qui je n’en veux point donner ; quand il sera là devant vous, je vous dirai que je n’ai pas le sou, et vous me prêterez un écu.
L’aubergiste refusa de se prêter à cette comédie et fit part à Bastien du manège inventé par Robert :
-       Ah ! c’est comme ça, dit Bastien ; eh bien ! dites-lui qu’il n’y a pas chez lui un brin de paille qui ne soit à moi, et, s’il le faut, j’irai m’installer chez lui et l’en chasser.
Robert paya donc leur séjour à l’aubergiste, et tous deux, indéfinissables et inquiétants, enchaînés à vie par un terrible secret, s’en allèrent ensemble. 

A suivre…






jeudi 3 mai 2012

Un jardin, une fosse et un squelette

Paris, 1833

Le 26 avril de cette année-là, rue de Vaugirard, deux fiacres s’arrêtèrent devant la maison portant le numéro 81.  De la première voiture, descendit un homme maigre, aux traits fatigués, à la tenue sévère, portant une serviette de cuir noir.  Derrière lui suivaient deux personnages à la mine inquiète ; l’un, court, très gros et vêtu avec recherche, cachait derrière d’énormes lunettes vertes des yeux sans cesse en mouvement. L’autre sec et maigre, habillé en ouvrier parvenu, dégageait un air morne et montrait des yeux inertes.  Un garde municipal en petite tenue et deux policiers, costauds rébarbatifs entouraient ces deux individus.

Du second fiacre sortirent au même moment deux autres personnes, dont l’un portait une trousse de chirurgien.  L’autre n’était rien moins que le doyen de la Faculté de médecine, M. Orfila. 
Sur le trottoir, le doyen s’approcha de l’homme à la serviette noire et de bon cœur, lui serra la main.
-       Monsieur le procureur du roi, dit-il d’une voix grave, mon collègue Dumoutier et moi sommes à votre disposition. De quoi s’agit-il ? Empoisonnement ? Autopsie ?
-       Rien de tout cela, répondit, souriant, le procureur, il s’agit d’archéologie.
-       Alors, vous vous êtes trompé d’adresse, protesta l’autre avec bonne humeur, il fallait vous adresser au service des antiquités.

La réponse amusa le magistrat.

Tout en causant, le procureur et les deux savants pénétrèrent par une petite porte, basse et noire, dans le jardin de la maison.
 
C’était un grand jardin assez mal soigné, les mauvaises herbes avaient envahi les plates bandes et les allées.  Un perron aux marches humides et disjointes s’y ouvrait.  Il conduisait vers une salle à manger obscure, dont on apercevait, de l’extérieur, le dallage noir et blanc.

Dans un angle du jardin, était dressée, sous un vieil abricotier, une table de cuisine.  Quelques chaises, un grand coffre de sapin blanc, un encrier portatif, une grosse liasse de papier et quelques plumes complétaient cette installation. Il était clair que tout cela avait été préparé pour cette visite particulière.  Une descente d’un procureur du roi, de deux médecins, d’un greffier, d’un garde municipal et de ses deux acolytes, serrant étroitement deux hommes vraiment mal à l’aise.  Deux terrassiers, pioche et pelle en main, attendaient le long du mur.  Sur un mot dit à voix basse par le greffier, le procureur du roi jeta un rapide coup d’œil sur un plan étendu sur la table, et, désignant du doigt une croix tracée à l’encre rouge, le magistrat ordonna aux ouvriers :

-       Commencez-là.

Les deux terrassiers attaquèrent le sol entre l’allée qui longeait le mur et deux vieilles souches de pêcher dont les branches, autrefois disposées en espalier, s’étendaient à présent en tous sens faute d’entretien.  Après quelques minutes de travail, l’un des ouvriers sentit tout à coup sa pioche s’enfoncer dans une excavation.  L’homme gros et court, aux lunettes vertes, fit un brusque mouvement, et son camarade eut un éclair dans ses yeux morts.  Le garde municipal et les agents de police resserrèrent un peu plus le demi-cercle qu’ils formaient autour de ces deux hommes.

- Maintenant, avertit le procureur du roi aux deux terrassiers, prenez les précautions les plus grandes.  N’avancez que ligne à ligne, et gardez-vous de rien briser.

Les ouvriers vidèrent à la main le trou qu’ils venaient de faire et dégagèrent une couche de chaux formant une sorte de voûte.  C’était dans celle-ci que la pioche avait pénétré.  Croûtes par croûtes, la voûte de chaux fut enlevée. Cette opération mit à nu une fosse creusée en forme d’entonnoir, d’une profondeur d’un mètre cinquante environ, sur une longueur d’un mètre quinze à la surface.
Au fond de la fosse, les assistants aperçurent alors un squelette, le cou entouré d’une corde.  Les dents et les cheveux étaient parfaitement conservés, un anneau d’or entourait encore une phalange.


-       Il est évident, remarqua le doyen Ofila, que ce cadavre a été recouvert de chaux vive, mais qu’on a oublié de jeter de l’eau.  Aussi, la chaux, au lieu de consumer le corps, comme on s’y attendait sans doute, n’a fait que le conserver.  Les chairs ont disparu, mais le squelette est complet. 

Puis se retournant vers le procureur :
-       Eh bien ! mon cher magistrat, est-ce là votre sujet ?  Que faut-il faire de cette antiquité ?

-       Il faut, messieurs, répondit le procureur en s’adressant au doyen, à Dumoutier et à deux nouveaux venus, les docteurs Marc et Bois de Loury, il faut faire un miracle, recomposer ce corps rongé par le temps et par la chaux, et me dire qui fut ce squelette.  Il faut déterminer si tous les os épars et sans attache appartiennent à un même individu.  Il faut faire plus encore, préciser le sexe, l’âge de celui qui fut inhumé là, dire combien d’années  se sont passées depuis qu’il y repose.
-       Rien de plus facile pour mes collègues, dit l’anatomiste Dumoutier, mais il n’était pas été nécessaire de m’appeler à leur aide pour cela.  Par contre, je peux faire autre  chose : vous dire par exemple, à la seule inspection de cette tête, quelles furent les pensées habituelles, les passions, les vertus et les vices de l’âme qui l’anima.

Aux paroles de l’anatomiste, les médecins présents échangèrent un sourire perplexe.  Dumoutier était l’un des adeptes de cette nouvelle science inventée par Gall.  Selon ce médecin la morphologie du crâne révèlerait certains traits de caractère d’une personne.  Théorie développée plus tard, par son assistant Spurzheim, sous le nom de « phrénologie », pour laquelle ou contre laquelle on commençait alors à se passionner. 

La chaux et la terre qui y adhérait furent déposées dans le grand coffre de sapin.  Les ossements furent soigneusement transportés dans la salle à manger et étendus sur une grande table.  Sous les yeux du magistrat et des deux hommes si étroitement surveillés, les savants se mirent immédiatement à l’étude,.

D’un commun accord, et après un rapide examen, les hommes de science reconnurent à la forme du bassin, à la petitesse des os, à l’exiguïté de la taille, à la forme même de la tête, qu’ils avaient devant eux le squelette d’une femme.  Cette femme devait mesurer un mètre cinquante.  L’état des os du crâne soudés entre eux et quelques vertèbres affaissées annonçaient un âge avancé.  Une nouvelle indication de la vieillesse du sujet : les cheveux longs d’environ de trois centimètres étaient blanc-jaune.  Les dents étaient longues et, pendant la vie, devaient paraître très longues, les gencives ayant été rongées par le tartre.  Les ongles, trouvés intacts, annonçaient que le sujet ne se livrait pas à des tâches éprouvantes.  Enfin, les mains devaient être singulièrement petites.

Une bourgeoise de 70 ans environ, mesurant un mètre cinquante, aux cheveux blanc-jaune et courts, autrefois roux, aux dents longues, aux petites mains : telle était la conclusion des spécialistes.

A chacune de leurs indications, rigoureusement déduites d’une observation scientifique, l’œil du procureur s’animait.  Un archéologue reconstruisant pièce par pièce une momie de pharaon, n’aurait pas éprouvé une joie plus intense que celle qui éclairait, en ce moment, le visage du magistrat.

- Ce n’est pas tout, messieurs, ajouta-t-il encore, que de déterminer l’âge du mort ; c’est l’âge de la mort que je vous demande aussi.
- C’est la question la plus difficile à résoudre, répondit M. Bois de Loury.  Il y a deux ou trois ans, je l’aurais crue impossible à décider. De nos jours, des expériences nouvelles en permettent la solution approximative.

La conclusion des quatre docteurs fut que la mort remontait à dix ou douze ans.  Quant à la cause de la mort, déclarèrent-ils, elle est facile à déterminer, puisque les vertèbres du cou sont encore entourées par six tours de corde.  Cette cause est la strangulation.  Il y a plus, toute idée de suicide est inadmissible ; car les tours de corde ont une direction d’avant en arrière et de haut en bas, ce qui dénonce l’intervention d’une main étrangère.  Enfin, dans la fosse, la tête était plus basse que les membres inférieurs et ces membres avaient été pliés ; donc, le cadavre avait été inhumé peu d’heures après la mort, avant la rigidité cadavérique.

Le magistrat, triomphant, se tourna vers les deux hommes étroitement surveillés.   Il les apostropha :

-       Eh bien ! prévenus Bastien et Robert, vous le voyez : ces messieurs ne savaient pas même en venant ici de quoi il était question, et, au bout de deux heures, ils ont tracé le portrait le plus ressemblant de votre victime.  Ils nous ont fait assister à votre crime.  Au signalement qu’ils me donnent, il ne manque qu’un nom, celui de la veuve Houet.

-       Attendez, dit l’anatomiste, adepte de Gall, ce nom qui pour nous ne signifie rien, je vais vous dire ce qu’il représentait pour ceux qui connurent l’être humain dont voici les os.  La femme dont je tiens en ce moment la tête fut avare, défiante, et tout ensemble craintive et colérique.

Ces détails, donnés par le savant Dumoutier, semblaient faire revivre ce squelette et lui rendre le corps qu’un crime avait fait disparaître.  Un moment, l’illusion fut si grande, que Robert, l’homme sec aux yeux morts, recula, glacé de terreur.  La sueur perlait sur son front ; ses dents claquaient ; ses mains cherchaient un point appui.  Elles rencontrèrent un bras, celui du gros homme aux lunettes vertes, celui de Bastien.  A ce contact, Robert parut s’éveiller, comme un homme qui s’échappe à un affreux cauchemar, et il repoussa le bras de Bastien avec un mouvement de dégoût, d’horreur et de haine.  Puis, faisant un violent effort sur lui-même, il reprit son attitude de morne impassibilité.

-       L’identité est accablante, la preuve est complète, dit le procureur du roi,  messieurs de la faculté, je vous demandais un miracle, vous l’avez fait, merci.

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Le 13 septembre 1821, une femme âgée de soixante-huit ans, la veuve Houet, disparut de son domicile, rue des Mathurins.

La veuve Houet, au moment de sa disparition, possédait environ 6.000 francs de rente ; elle avait eu, pour sa part dans la succession de son frère, le sieur Lebrun, un capital de 43.000 francs.  Elle avait deux enfants ; un fils, à peu près idiot de naissance, et une fille qui, en 1813, avait épousé un certain Robert, marchand de vins et graveur sur cristal.  L’oncle Lebrun avait doté cette fille.

Dès les premiers temps de ce mariage, une forte mésentente régna entre la belle-mère et le gendre.  De nombreuses discussions d’intérêt et d’argent avaient exacerbé l’antipathie que la veuve Houet ressentait pour Robert.  Elle en était arrivée à redouter son gendre à tel point qu’elle avait l’habitude de dire : « Je ne périrai jamais que par ses mains. ».

Le jeudi 13 septembre 1821, vers six heures du matin, Robert se rendit chez sa belle-mère et l’invita à déjeuner le jour même.  « J’irai. » répondit-elle.  Vers sept heures, arriva la femme de ménage, madame Jusson ; la veuve Houet lui reprocha d’être en retard, parut pressée de sortir, et partit, en effet, au bout de quelques minutes.

La veuve Houet était en toilette du matin, les mains sous son châle ; elle marchait vite, paraissait agitée et se parlait à elle-même.  Elle descendit la rue des Mathurins, fut aperçue traversant la rue de la Harpe.  On la perdit de vue à la hauteur de la rue Serpente, un peu plus bas que le n° 58 de la rue de la Harpe.  C’était là qu’habitaient les époux Robert.

Bastien et Robert

A suivre…


mercredi 25 avril 2012

L'assassinat de Guillaume le Taciturne

Guillaume de Nassau, prince d’Orange, premier Stathouder de Hollande et fondateur de la puissante république des Provinces-Unies, était né en 1533 au château de Dillembourg, dans le Nassau.  Fils du comte de Nassau, et de la comtesse de Stolberg, Guillaume fut envoyé comme page à la cour de Charles-Quint.  Ce monarque apprécia  d’emblée la haute intelligence de l’enfant et sa discrétion impénétrable à laquelle il dut plus tard son surnom du Taciturne.  Charles-Quint ne craignait pas de s’entretenir en présence du jeune garçon, des affaires les plus importantes et les plus secrètes de l’empire.  A douze ans, Guillaume hérita de son cousin germain René, prince d’Orange, d’une formidable fortune.  Cet héritage fabuleux lui valut d’être longtemps appelé le Riche.  Surnom toutefois infiniment moins glorieux que le premier.  Puis Charles-Quint abdiqua.  Son successeur et fils, Philippe II, nomma Guillaume gouverneur de la Hollande, de Zélande, d’Utrecht et généralissime de ses troupes.  Philippe II, élevé en Espagne et préférant ce pays, abandonna les dix-sept provinces à sa demi-sœur, Marguerite de Parme et au cardinal Granvelle, son âme damnée. Très vite, un conflit latent entre le roi absent et la noblesse des Pays-Bas s’ouvrit. 

L’époque était à la mutation.  Une crise morale et économique sans précédent s’abattit sur toute l’Europe.  Des Pays-Bas montait un mécontentement capable d’aller jusqu’aux troubles.  Guillaume et un petit groupe d’amis, dont les plus illustres ne tarderont pas à l’abandonner, avaient décidé de mettre en garde Philippe II, contre les risques de cette situation fort menaçante.  Mal leur en prit, le monarque espagnol, borné, influencé par Granvelle, crut à une opposition à sa politique.

Le 31 décembre 1564, exaspéré par l’incompréhension et l’intransigeance du souverain, par l’inaction des gouvernants, Guillaume laissa échapper sa colère dans un discours de sept heures.   

Dans son exhortation, conscient de la valeur de son combat, il décrivit les grands thèmes de son action : Liberté, Tolérance et Bonheur du peuple.  Depuis longtemps, Il portait en lui ces valeurs morales, il les protégeait et entendait les sauvegarder au prix même de sa vie.  Le roi d’Espagne ressentit cette profession de foi comme une véritable déclaration de guerre.

Elle eut donc lieu, elle commença par le duc d’Albe, vite remplacé par d’autres.

Maintenant c’est au tour du fils de Marguerite de Parme, Alexandre Farnèse, de prendre le relais.  Ne pouvant abattre la révolte, malgré la terreur et le sang, écoutant les conseils de Granvelle, le roi d’Espagne a décidé de mettre à prix la tête de Guillaume.  Nul n’ignore qu’il est maintenant  entouré de tels dangers qu’il ne saurait y échapper longtemps.  La promesse du gain multiplie les conspirations.  Pour le moment, les attentats ont échoué.  Ordonez, Got et Hansen ont raté leur cible.  Et puis, un jour, dirigé depuis Tournai par Farnèse, le chemin de Balthasar Gérard croise celui de Guillaume.  

Guillaume

C’est en mai 1584, que ce jeune Franc-Comtois de vingt-sept ans et de petite taille arrive à Delft sous un nom d’emprunt, François Guyon.  Il remet une lettre de sollicitation pour Guillaume.  Un peu plus tard, un proche du prince, Pierre Loyseleur, le reçoit.  Balthazar lui raconte une histoire inventée et préparée à l’avance.  Il a perdu son père victime de son dévouement pour la nouvelle religion.  Dans l’hôtel de Mansfeld, à Luxembourg, il a dérobé à l’un de ses cousins des cachets officiels.  Démasqué par un curé, il a donné un coup de poignard pour se défendre et s’est enfui.  Balthazar veut, dit-il entrer au service de Guillaume.  Le récit préparé par Farnèse semble assez convaincant pour que le Franc-comtois soit engagé au service du Taciturne.  On l’emploiera comme coursier.  Il portera les lettres.  C’est ainsi, de la façon la plus naturelle du monde, aux alentours du 23 juin, que le courrier François Guyon rapporte à Delft, une lettre de la plus haute importance.  Le duc d’Alençon, frère du roi de France Henri III, à qui Guillaume et les Etats avaient proposé la couronne à la place de Philippe, est décédé.  Ce message est d’une telle gravité, que le prince sans attendre son lever, en prend connaissance dans son lit.  Il fait venir le messager pour l’interroger sur les derniers instants du duc.  Occasion privilégiée, pour l’assassin.  Mais l’homme, pris au dépourvu, n’a pas d’armes sur lui, pas même un couteau.  Il se maudit de sa négligence.  L’entretien terminé, il se retire en colère contre lui-même et jure d’être prêt la prochaine fois.

Pendant plusieurs jours, il attendra la dépêche lourde de conséquences que l’on prépare en réponse.  Assidu, un livre pieux sous le bras, il assiste aux prêches.  Pour passer le temps et pour probablement étudier les lieux, il rôde aux abords du cloître Ste-Agathe, devenu le Prinsenhof depuis que Guillaume en a fait sa résidence.  Il se rend familier au personnel de l’hôtel, emprunte une Bible, bavarde avec l’un et l’autre.  L’on est au vif de l’été, les jours sont longs et les portes ne sont pas closes.

Le dimanche 8 juillet, Balthazar Gérard reçoit enfin la dépêche qu’il a charge de porter et, à sa demande, reçoit dix à douze écus.
Le lundi 9 juillet, prévoyant cette fois-ci, il se pourvoit en armes.  Il achète successivement trois pistolets à des soldats et à un sergent de la garde personnelle du prince.  Un courrier ne doit-il pas être armé ? 

Prudent, il essaie ses pistolets. 

Le mardi 10 juillet, Guillaume, accompagné de la princesse Louise, de sa sœur, de trois de ses filles et du bourgmestre de Leeuwarden, descend l’escalier qui conduit à la petite salle à manger privée, au rez-de-chaussée.  Il aperçoit au bas des marches son courrier.  Que veut-il ? Un passeport - chose normale - il en aura un.  La princesse s’inquiète tout de même un peu, fait observer que le personnage n’a pas « bonne mine » et surtout s’est exprimé d’une voix mal assurée.  Louise, prompte à s’alarmer depuis l’assassinat de son père, l’amiral de Coligny, a le pressentiment d’un nouveau malheur.  Cet homme lui fait une impression sinistre.  En passant à table le prince, souriant, rassure sa femme.  Pas apaisée du tout, elle essaie, pendant le repas, de faire partager ses soupçons à son mari.  Peine perdue.

Pendant ce temps, l’homme se promène derrière l’hôtel, près des écuries. 
A l’instant où les convives se lèvent, il est environ deux heures, l’homme se tient derrière un pilier de la galerie à la sortie de la salle.  Ses pistolets au côté gauche, cachés sous le pan d’un manteau jeté sur une épaule.  Sa main droite tient un papier comme s’il s’apprêtait à le faire signer.  Le prince paraît mais ne s’attarde pas.  Il a déjà un pied sur la première marche de l’escalier. 

Tout va très vite, le meurtrier s’avance, sort l’un de ses pistolets et fait feu sur Guillaume. 

La balle traverse la poitrine.  Le prince chancelle.  Son écuyer, Jacques van Malderen, se précipite pour le soutenir, l’aide à s’asseoir sur les marches.  Des lèvres du moribond, s’échappe un murmure : «  Mon Dieu aie pitié de mon âme et de ce pauvre peuple ».  Sa sœur, penchée sur lui, avec angoisse, l’interroge en allemand : « Recommande-t-il son âme à Jésus-Christ ? ».  Il parvient encore à articuler un faible « Ja » et sombre dans le coma.  A peine a-t-on le temps de le porter dans la salle où il vient de prendre son dernier repas, qu’il rend l’âme.


Son assassin arrêté, jugé et condamné à mort pour régicide subira sa peine avec la patience du fanatique.  Sa famille, récompensée par Philippe II, sera anoblie.  Plus tard, un roi de France supprimera ce titre de noblesse infâme. 

  
L'enterrement de Guillaume à Delft