Imaginons ensemble, une pièce sombre, voûtée, sans décoration, où un grand album en forme de missel relié de velours rouge, à ferrures antiques, repose, solitaire, sur un lutrin éclairé par un unique flambeau.

Rêvons ensemble, que ce grand album soit un recueil d’illustrations. Dessins de villes, d’instantanés de vie, où en regard de chaque illustration, écrit de la main des hommes, des récits vrais et moins vrais. Livre précieux, que l’on Feuillette, avec les yeux émerveillés, d’un enfant d’autrefois devant de belles images.

Au hasard, nous tournerons ses pages. Nous arrêtant seulement devant une illustration, selon ses couleurs, nos envies et au gré du vent.

Si le lecteur, bienveillant ( et nous le savons bienveillant), possède une âme quelque peu d’artiste, il comprendra. Des descentes dans le temps à un endroit, puis des remontées dans d’autres parties de ce temps, en passant par des lignes droites, sans oublier les courbes et les doubles boucles de ce même temps - Pour l’espace, pareil - Voilà ce qui attend notre bienveillant lecteur. Lequel, rien ne l’empêche de donner son très estimable avis. Nous le remercions d’avance et lui souhaitons d’agréables voyages.

dimanche 10 juin 2012

Un jardin, une fosse et un squelette 3

Les altercations singulières entre Robert et Bastien avaient plus d’une fois éveillés les soupçons des témoins.  Déjà, en 1824, une dénonciation anonyme était parvenue au procureur du roi ; on y accusait Robert et Bastien de complicité dans la mort de la veuve Houet. 

Une fois encore, la justice reprit ses enquêtes.  Une nouvelle ordonnance du tribunal de première instance plaçait ces deux hommes sous la prévention d’un homicide. Néanmoins,  l’instruction ne put établir des charges suffisantes contre eux.  Le 24 juin 1825, un arrêt de non-lieu intervint.  L’absence du cadavre de la veuve Houet avait encore à cette occasion paralysé le bras de la loi.

La Conciergerie

Depuis l’empoignade de Germiny, Robert avait trouvé asile à Villeneuve-le-roi.  Il y vivait dans une sécurité apparente.  Bastien ne retrouverait plus sa trace pensait-il.  Il en était sûr cette fois-ci.  Quand tout à coup, en 1832, Bastien reparut.  L’impitoyable avait retrouvé la piste de sa proie.  Cette fois, c’était une rente qu’il exigeait, une rente de 1.200 francs, pour une petite vie tranquille disait-il. 

Bastien était las de courir le monde.  Il voulait, ajoutait-il, se fixer à la campagne, planter ses choux quelque part, qui sait ? Chez son ami Robert à Villeneuve-le-Roi peut-être ?  A cette idée, Robert frémit. Tout net, il refusa.  Cela  commençait toujours ainsi.  Alors, Bastien enfla ses prétentions et présenta un projet d’obligation de 40.000 francs.  Robert refusa encore, mais tremblait plus fort encore. 
Alors éclata le secret qui liait ces deux hommes et qui faisait l’un esclave de l’autre.
-       Assassin ! assassin ! cria Bastien à pleins poumons, tu veux donc que je monte sur les toits et que je crie : Robert a assassiné sa belle-mère !

A ces cris, à ces dénonciations terribles, terrorisé, Robert s’enfuit.  Il courut aussi vite qu’il pût, se cacha d’abord dans le grenier de la maison pour ensuite s’échapper par une lucarne et s’encourir à travers champs loin de son persécuteur.

Quelques jours après, Bastien qui n’abandonnait pas sa prise, envoya un agent d’affaires, une sorte de juriste, un ancien clerc d’huissier véreux.  Cet émissaire, un certain Gouvernant, avait fait la connaissance de Bastien en prison.  Bastien avait fait à Gouvernant de redoutables confidences.  Les deux hommes s’étaient compris bien vite.  Plus tard, Gouvernant avait revu Bastien, qui lui avait assez clairement fait entendre que Robert était à sa botte par suite d’un crime commun.  Gouvernant était chargé par Bastien d’une mise en demeure définitive.  Il partit armé de deux pièces que Bastien lui dit être très persuasives : une note contenant quelques noms et quelques adresses ainsi qu’un plan de jardin, dans un angle duquel était tracé une croix rouge.

Gouvernant, arrivé à Villeneuve-le-Roi, posa son ultimatum et exhiba les deux pièces.  A leur vue, Robert pâlit, ses genoux fléchirent, et il s’écroula sur une chaise en murmurant :
-       Ah ! le malheureux ! Ah ! le coquin ! Mais quand je lui aurai toute ma fortune, qui me dit qu’il n’ira pas trouver toute ma famille pour me faire couper la tête ?

Gouvernant, voyant Robert dans cet état de prostration, le quitta.  Il lui donna rendez-vous à l’auberge voisine lorsqu’il se sentirait mieux.  Robert qui soupçonnait que Bastien assisterait à l’entrevue, ne vint pas.  Il ne se trompait pas.  Bastien avait, en effet, suivi de près Gouvernant.  A l’auberge, le prédateur attendit en vain Robert.  Au bout de quelques temps,  furieux de son absence, excédé, il prit un morceau de craie, et alla écrire en grandes lettres sur la porte de la maison de Robert :

Robert a assassiné sa belle-mère

Toutes ces scènes recommençaient à éveiller l’attention de la justice.  Sans prévenir personne, les époux Roberts disparurent tout à coup de Villeneuve-le-Roi.  Ils partirent secrètement pour Bourbonne-les-Bains où ils espéraient enfin être tranquille.

Exaspéré par cette nouvelle disparition, Bastien ne garda plus aucun ménagement.  Sans réfléchir, mal conseillé, il alla trouver les administrateurs de la succession Houet, il leur déclara qu’il connaissait l’assassin de la veuve Houet.  Cet assassin, c’était Robert.  Cette fois, la justice fut avertie.  Elle se rappela le crime toujours impuni de 1821 et les deux instructions sans résultat.  Il fallait frapper vite, car l’action du ministère public allait très bientôt s’éteindre définitivement.  Sous peu, ce crime sera irréversiblement prescrit par la loi.  

Ainsi, cette longue impunité va échouer au moment suprême. L’épée restée suspendue par un fil sur l’homicide va dans un instant, tomber. 

Robert, nouveau Damoclès, a crût, après tant d’années de terreurs secrètes, que le fil ne se briserait pas.  A présent, ses jours se passent dans une anxiété qui est elle-même un premier et atroce châtiment.  

Le fil est brisé ! Un mandat d’arrêt est lancé immédiatement contre Bastien, le seul qu’on a sous la main en ce moment.  Bastien arrêté, on trouve sur lui un portefeuille contenant divers papiers compromettants.

D’abord une note :

Juin 1821.  M. Robert
Loué une cave, rue des Deux-Portes.
Rue de Vaugirard, maison bourgeoise, avec un beau jardin fruitier.
Courant juillet.  Loué, moyennant 700fr.
Bail à mon nom.
Après, argent reçu pour acheter pelle, pioche, arrosoir ;
Même jour.  Acheté près de la Grève une demi-mesure de chaux.

Et, au dos de la note :

Projet de destruction de la veuve Houet pour les époux Robert, et c’est pour cela qu’on loue d’abord la cave et ensuite la maison de la rue de Vaugirard.

On se rappela alors qu’en 1824, on avait trouvé sur Bastien un mémo mystérieux, dans lequel l’instruction avait pu soupçonner, mais non lire clairement, un crime.  Cette note était ainsi conçue :

Rue des Deux-Portes, 31.
Rue de Vaugirard, 81.
Mme veuve Blanchard.
M. Poisson.
M. Roussel
M. Véron.
M. Robert, à Dannemoine, près Tonnerre.
M. Cherest, avoué à Tonnerre.

La première expliquait la seconde.

Le portefeuille de Bastien contenait encore des brouillons de lettres, dans lesquels on remarquait les phrases suivantes :

« Malheureux Robert, est-il donc écrit que vous n’échapperez pas à la punition d’un crime qui révolte, ainsi que vous a dit l’homme que vous avez compromis ?  Avez-vous oublié le lieu de la rue de Vaugirard qui garde dans son sein la victime qui doit vous accuser ?  Ne vous croyez pas sauvé !  Le temps et les débris ne sont pas anéantis ! »

Et ailleurs :

« Toi et ta femme, vous êtes des assassins.  Tu ne te rappelles donc pas la cave de la rue des Deux-Portes ?  Et la maison de la rue de Vaugirard, l’avez-vous oubliée ?  Et la disparition de cette mère qui a eu lieu le 13 septembre 1821…Lâches que vous êtes, vous croyez que votre crime est expié…Mais vous êtes au bord de l’échafaud.  Ton parent l’imbécile jouira de toute la fortune, et toi, tu n’auras que le repentir.  Aussi, je vas te soigner vos personnes, et te recommander dans le soigné, comme un scélérat que tu es. »

Un plan était joint à cette lettre, et ce plan était celui du jardin de la rue de Vaugirard.  Dans un angle, une croix rouge marquait une place et la signalait à l’attention. 

Enfin une note était ainsi conçue :

« La chambre du conseil a déclaré, à l’égard de Bastien, qu’il n’y avait lieu à suivre et, à l’égard de Robert, qu’il n’y avait lieu  à suivre quant à présent.  Cette décision est irrévocable pour Bastien, qui ne peut plus être poursuivi, par suite de la maxime : Non bis in idem.  Quand même il s’avouerait coupable, il ne peut plus être inquiété.  La chose est jugée définitivement. »

Cette dernière note qui provenait de Gouvernant expliquait l’audace de Bastien, la persistance, l’exaspération de ses menaces.  Il se croyait à l’abri lui-même de la justice, et il sentait que l’heure de la prescription allait sonner pour Robert.  Cela avait tout précipité.


Une nouvelle instruction fut ouverte, par suite d’un arrêt en date du 12 avril 1833.  il fut établi qu’en effet la maison et le jardin de la rue Vaugirard avaient été loués à Bastien par une veuve Blanchard, pour le mois de juillet 1821.  Bastien s’était annoncé comme habitant la province ; il voulait, disait-il, se fixer avec sa femme à Paris pour veiller à l’éducation de leurs enfants, qui étaient au collège.  Plus tard, Bastien raconta à une voisine qu’il n’avait loué cette que pour le compte d’un de ses compatriotes qui devait venir l’habiter avec ses filles.  Il n’y avait naturellement rien de vrai dans ces paroles.  Au bout d’un mois, sous le prétexte d’économie Bastien congédiait le vieux jardinier de la maison.  La propriétaire, cependant s’inquiétait de ne pas voir garnir les lieux et dans le quartier, on parlait de visiteurs nocturnes et de promenades aux bougies dans le jardin.  Bref, le voisinage s’interrogeait sur ces comportements suspects.  Au bout de trois mois, personne ne parut plus dans la maison.  Tracassée par l’étrange situation, la veuve Blanchard fit ouvrir les lieux en présence d’un commissaire de police.  Averti, Bastien vint le lendemain rendre les clefs.  Il raconta que sa femme avait renoncé au projet de se fixer à Paris et paya, une indemnité de départ.

Pendant que l’instruction recueillait et coordonnait tous ces renseignements, on arrêtait à Bourbonne-le-Bains, les époux Robert.  L’épouse de Robert inspirait aussi des soupçons.  Les notes saisies sur Bastien l’accusaient assez clairement de complicité.  Sa sortie pendant la journée de la disparition de sa mère paraissait suspecte et semblait se rattacher à un plan conçu par les coupables pour mettre la police en défaut.  Enfin, divers témoignages indiquaient entre elle et Bastien des relations intimes.

Un arrêt de non-lieu intervint cependant en faveur de l’épouse de Robert.  Louis Robert et Louis-Claude-Joseph Bastien restèrent seuls face à la justice.


Le 12 août 1833, cette mystérieuse affaire passait devant la Cour d’assises de la Seine, présidée par M. Hardouin.  Le procès attira une foule considérable de curieux.  L’attrait particulier, horrible, c’était la présence sur la table des pièces à conviction, du squelette de la veuve Houet.  La victime était là, comme premier témoin du crime.
  
Le procès n’apporta rien de plus de ce que l’enquête avait révélé. Durant toute sa durée, les deux inculpés s’accusèrent mutuellement.  Aucun n’avoua le crime. Tous deux jouèrent le rôle de la victime de l’autre.  On ne connut pas les circonstances de l’assassinat. 

Après les délibérations des jurés, Bastien fut reconnu coupable d’avoir avec préméditation, commis seul l’assassinat.  Robert fut acquitté sur la question de la participation, mais déclaré coupable d’avoir poussé au crime par des dons et des promesses. 

Et puis, à l’étonnement général, des circonstances atténuantes furent admises en faveur des deux accusés.
Grâce à elles, Bastien et Robert, échappèrent à la peine de mort. 
Ils furent toutefois condamnés aux travaux forcés à perpétuité. 

On reconduisit les condamnés à la conciergerie.  Tout à coup, dans un couloir, Bastien pâlit et s’affaissa.  Les gardiens s’empressèrent autour de lui.  Ils l’examinèrent, l’une de ses mains était convulsivement serrée contre sa poitrine.  On l’écarta ; cette main était couverte de sang ; un ciseau tomba sur le sol.  Bastien venait de se tenter de se donner la mort.  Il s’était frappé d’un coup de ciseau au-dessous du sein gauche.  La blessure se trouva légère et fut rapidement guérie.

Bastien chercha alors à expliquer sa tentative de suicide par son innocence.  Il raconta à qui voulut l’entendre comment le crime avait été commis.  Robert, disait-il, sous le prétexte de la mettre en rapport avec un prêteur d’argent, avait attiré sa belle-mère dans la maison de Vaugirard.  Dans la cuisine, il l’avait assommée d’un coup de poing, l’avait étranglée ensuite.  Il l’avait déshabillé et brûlé ses vêtements.  Après cela, il avait traîné le cadavre dans le jardin pour le cacher provisoirement dans un tonneau à eau.  Le lendemain Robert était revenu pour enterrer sa belle-mère dans la fosse qu’il avait creusé.  
Malheureusement, personne ne put croire entièrement à ces aveux tardifs dictés comme on le pensa alors par un esprit de vengeance.

Les deux condamnés subirent d’abord l’exposition publique sur la place du palais de justice, ensuite les gardiens les conduisirent à Bicêtre où ils subirent  l’opération du ferrement des bagnards et  d’où ils partirent avec la chaîne pour le bagne de Rochefort.  Ils moururent là quelques années plus tard, complètement épuisés par l’implacable régime carcéral.


Le bagne