Imaginons ensemble, une pièce sombre, voûtée, sans décoration, où un grand album en forme de missel relié de velours rouge, à ferrures antiques, repose, solitaire, sur un lutrin éclairé par un unique flambeau.

Rêvons ensemble, que ce grand album soit un recueil d’illustrations. Dessins de villes, d’instantanés de vie, où en regard de chaque illustration, écrit de la main des hommes, des récits vrais et moins vrais. Livre précieux, que l’on Feuillette, avec les yeux émerveillés, d’un enfant d’autrefois devant de belles images.

Au hasard, nous tournerons ses pages. Nous arrêtant seulement devant une illustration, selon ses couleurs, nos envies et au gré du vent.

Si le lecteur, bienveillant ( et nous le savons bienveillant), possède une âme quelque peu d’artiste, il comprendra. Des descentes dans le temps à un endroit, puis des remontées dans d’autres parties de ce temps, en passant par des lignes droites, sans oublier les courbes et les doubles boucles de ce même temps - Pour l’espace, pareil - Voilà ce qui attend notre bienveillant lecteur. Lequel, rien ne l’empêche de donner son très estimable avis. Nous le remercions d’avance et lui souhaitons d’agréables voyages.

lundi 26 mars 2012

Thyl Uilenspiegel

Damme 3e partie



Thyl Uilenspiegel : nom flamand signifiant  « miroir d’hiboux ».  On le donne pour étymologie au mot espiègle.  Dépeint comme un joyeux drille, Thyl est généralement considéré comme l’esprit du peuple méprisé par les grands.

Nul héros de roman, réel ou imaginaire, n’a trouvé autant d’écrivains qui se soient penchés sur ses aventures.  Aucun personnage n’a une renommée aussi étendue, aussi universelle.  Qui  n’a pas lu ou entendu raconter les aventures de Thyl ?  Des journaux, des périodiques ont choisi son nom comme enseigne.  En Allemagne, en Hollande et en Flandre, des établissements portent son nom.  Enfin, peu de livres de ce genre ont eu autant d’éditions, et dans toutes les langues.

Mais ce héros dont les aventures ne reposent que sur des fictions, a-t-il existé ?

De nos jours, on montre encore, en Allemagne, dans le village de Kneitlingen l’endroit où un nommé Tiel Ulenspiegel naquit.  Le personnage, à son époque, était célèbre en Saxe.  Partout l’on se racontait ses entreprises.

Dans ses recherches sur les origines du  nom de Thyl Ulenspiegel, le professeur Hucker de l’université de Bamberg, a découvert dans les archives de l’Etat, une mention de ce nom datant de 1339 : « Thile  van Cletlinge ».
Un autre document datant de 1351 lui apporta  le nom de « Diederick Kneitlingen » nommé plus loin « Tileke de Kneitlingen ».  Il faut savoir qu’en bas-allemand « Tile ou Tileke » était la forme contractée de Dietrich ou Diederick.  Dans un manuscrit de la seconde moitié du 14e siècle, ce même professeur a repéré, deux noms associés « Kneitlingen Dietrich et Dietrich Uetze ».  Or, dans la première édition du livre Ulenspiegel parue en 1510, on trouve un « Thyk de Ützen » comme parrain du héros. 

Continuant son exploration, Hucker, dans les documents de l’ancienne famille des seigneurs de Kneitlingen, a mis au jour l’existence d’une Eulenspiegelhof (sorte de ferme château) dont le propriétaire, homme libre, appartenait à l’aristocratie terrienne de l’endroit.  Un autre document lui apprit  que Thile Cletlinge, en 1339, subit avec sept autres seigneurs, tous voisins du château de Kneitlingen, une condamnation par la justice du Brunswick. 
Hucker découvrit encore que la famille de ce Thile, par misère et pour cause d’opposition au pouvoir, émigra avant 1350 à Magdebourg.

Alors, ce Thyl fut-il un brigand ? 

Au 14e siècle, une crise grave secoua la noblesse en Europe.  Deux choix s’offraient à la petite aristocratie, soit devenir courtisan, fonctionnaire ou bien entrer en conflit avec le prince.  La contestation signifiait à cette époque le brigandage : les célèbres barons-brigands.  Thyl et les seigneurs voisins de Kneitlingen avaient choisi cette « piraterie terrestre ».  Dès lors, la région de Magdebourg devint leur terrain de chasse avec les conséquences que l’on sait.  Le temps passant, cette famille redevint puissante.  Elle acquit de vastes domaines.  A son extinction, en 1739, la famille Kneitlingen possédait entre autre l’archevêché de Magdebourg.  Son membre le plus connu reste encore dans toutes les mémoires d’aujourd’hui dans la figure de Tiel Eulenspiegel.

Une chronique saxonne de 1455, rapporte qu’ « en 1350 mourut à Mölln, Ulenspiegel. ».

Après une vie mouvementé, la dernière étape d’Eulenspiegel fut Mölln.  La misère et la maladie avaient eu raison de son existence.  Comme son triple baptême, son enterrement fut original.  Par maladresse, la corde qui descendait son cercueil lâcha. Le cercueil tomba verticalement dans la tombe.  Comme les fossoyeurs s’essayaient à remettre le cercueil dans la bonne position, c’est-à-dire à l’horizontal, la foule demanda  de le laisser ainsi « Laissez-le reposer ainsi, toute sa vie il fut étrange qu’il le soit aussi dans sa mort ».
On écrivit sur sa tombe : « Disen Stein sol nieman erhaben, Hie stat Ulenspeigel begraben Anno Domini (1350) jar ».  On rapporte encore que sur la pierre tombale de Mölln le buste d’Ulenspiegel y fut gravé, tenant en main un miroir reflétant les faiblesses et les défauts, et un hibou, l’oiseau d’Athéna, symbole de la sagesse.

La tombe a disparu depuis.  

Actuellement, une pierre tombale dite de Ulenspiegel se trouve exposée dans l’église Saint-Nicolas de Mölln.  Une copie se trouve dans le musée Till Eulenspiegel fondé en 1940 à Schöppenstedt.  On y voit le héros coiffé d’un casque en forme de chapeau avec deux plumes

Une autre ville cependant revendique, elle aussi, la sépulture du héros, la ville de Damme, en Flandre.  Elle s’appuie pour cela sur une ancienne pierre tombale où l’on lisait : « sta viator : Thilum Ulenspiegel aspice sedentem… ».  Cela n’est pas impossible.  Selon la tradition, Uilenspiegel aurait parcouru les Pays-Bas.  La plupart des Flamands savent que se trouvait au pied de la tour de l’église de Damme, une pierre tumulaire sur laquelle était sculpté un hibou posé sur un miroir.  Mais la pierre appartenait à Jacob van Maerlant, le grand poète flamand du XIIIe siècle.  La sépulture de Thyl à Damme n’est-elle qu’un quiproquo ?  On peut le penser.

Il est généralement reconnu que les aventures d’Uilenspiegel ont été primitivement écrites en bas allemand ou ancien flamand.  Les deux langues sont de même origine.  Avant le XVIe siècle, il n’y avait presque pas de différence marquée entre les deux langues.  L’original du roman célèbre écrit, vers 1483, fut édité, au XVIe siècle, en latin, en anglais, en italien, en polonais et en français. 
Dans les premiers portraits de Thyl, on le représente tête nue, le visage sans relief.
Vers 1532, apparaît dans une publication populaire, pour la première fois un Thyl présenté comme un bouffon portant le bonnet à clochettes.
Il existe deux anciens portraits de Ulenspiegel, une copie se trouve insérée dans l’ouvrage de Flögel, « Geschichte der Hofnarren » et Luca Van Leyden composa une gravure où l’on prétend qu’est représenté le héros encore enfant.


Dans le premier écrit sur Thyl, nous n’avons pratiquement que des scènes d’enfance et des histoires d’adolescent.  Dans les nombreuses adaptations littéraires du thème Ulenspiegel, celle du Belge, Charles de Coster, au XIXe siècle, a dissout presque complètement le modèle pour en recréer un autre au caractère totalement différent.  Un Thyl devenu le porte-drapeau du progressisme libéral de la toute nouvelle Belgique.

Charles Decoster

Thyl exista vraiment. Ce  personnage devait être assez particulier pour se voir attribuer de nombreuses aventures plus ou moins imaginaires. 
On ne prête qu’aux riches.







mardi 6 mars 2012

Jacob Van Maerlant


Pendant son règne, Charlemagne ne perdit pas de vue la culture de la langue vulgaire, il fit réunir toutes les anciennes poésies. Ses tentatives cependant ne résistèrent pas à la grande tendance littéraire de l’époque. La religion et la civilisation latine poussaient fortement à l’étude du latin. Rapidement, les Lettrés négligèrent les langues nationales et le latin devint bientôt la langue universelle des sciences et de la diplomatie.

Mais vers le XIIIe siècle, temps où les grandes communes du nord prirent une plus large existence, la langue vulgaire repris sa place dans l’administration locale, elle remplaça les écrits rédigés jusque là en latin.

Ce siècle était le siècle de Van Maerlant. Un grand nombre d’ouvrages de lecture, des morceaux de poésie et des romans chevaleresques étaient répandus en langue vulgaire. Cependant les livres sérieux, les hautes questions scientifiques, les dissertations sur les arts et les sciences, l’histoire et la médecine étaient traitées exclusivement en latin.

Devant ce vide, Van Maerlant abandonna le latin comme langue d’écriture.
Il se décida à devenir utile en écrivant dans sa langue, le flamand. Il lutta pour que les connaissances profitables au plus grand nombre soient répandues autant que possible. Il souhaita que les sciences soient débarrassées de la plus grande entrave, celle qui obligeait l’étude d’une langue étrangère ou morte. En flamand, il composa différents grands ouvrages sur les sujets les plus importants. Il publia d’abord une traduction de la Bible ( la Bible rimée ( RymBybel) en 1270), une histoire universelle, une histoire naturelle et un traité sur les fondements du droit public et privé. Ces ouvrages formaient une encyclopédie assez complète pour ce temps.

Dans le genre religieux, d’autres écrits s’ajouteront encore : une vie de St François, les miracles de Notre-Dame…

Quelques œuvres en proses verront aussi le jour sous sa plume.

Le poème le plus curieux et le plus beau dans le genre poétique, est sans conteste, la satyre, dite  Wapen Martin, un dialogue entre Jacques et Martin sur les questions sociales du temps. Les idées les plus libres et les plus élevées sont rendues dans ce texte avec beaucoup de franchise. La versification élégante de ce poème, sa richesse en figures poétiques, sa pureté et sa souplesse dans la diction, suffirait pour placer Van Maerlant au premier rang des poètes de son siècle. Un autre œuvre, l’ode intitulée du Pays d’Outremer est une composition audacieuse. Le poète y fait un appel vigoureux au monde chrétien pour marcher à la conquête et à la délivrance de la Terre-Sainte. Mais surtout, en cette occasion, il ne ménage pas la conduite craintive de quelques chefs de la chrétienté.

Il connaît les défauts de son siècle, il les poursuit et les flétrit de son verbe acerbe et mordant.

Considéré comme l’écrivain le plus grave de son temps, ses écrits en langue vulgaire eurent une influence immense.


L’origine et la carrière primitive de Van Maerlant sont couvertes d’un épais nuage ; le lieu de sa naissance est ignoré. Nous ne connaissons de cette époque de sa vie que quelques indices échappés à sa plume et éparpillés dans ses nombreux écrits. Au commencement de la vie de St François, il dit qu’il est Flamand, ailleurs qu’il est feudataire du duc de Brabant.
Il résida quelques temps à Maerlant, où il composa un poème sur la guerre de Troie. Son miroir historique fut dédié au comte de Hollande, Florent V, et la vie de Saint-François écrite à la prière de ses amis d’Utrecht.
Vers la fin de sa vie, il remplit l’office de greffier de la ville de Damme et y mourut vers l’an 1300. Enterré dans l’église paroissiale, son tombeau fut orné d’une pierre sépulcrale.
Après sa mort, ses livres furent traduits en latin et en français, démontrant ainsi l’importance de son œuvre. Au 18e siècle beaucoup de ses livres étaient encore imprimés.

Pour conserver la mémoire du célèbre greffier et de l’illustre poète, lors de la reconstruction de l’Hôtel-de-ville de Damme au XIVe siècle, on décora les poutres de la grande salle de sculptures en son honneur. L’une représente Van Maerlant, écrivant, assis devant un pupitre ; l’autre, le roi David, poète, pinçant les cordes d’une harpe.

En 1839, la société d’émulation pour l’étude de l’histoire et les antiquités de Flandre Occidentale, entreprit des recherches pour retrouver la tombe de Van Maerlant. Malheureusement sa pierre sépulcrale, vendue, en 1829, à un marbrier, n’existait plus. Cette pierre était de grande dimension. Dans son contour, cette pierre comportait une inscription en lettres gothiques. En haut vers le milieu se trouvait gravé un miroir, qui représentait en fait un pupitre ancien sur lequel on avait dessiné un livre, un hibou, et au dessous les mots Uilenspieghel.

Après avoir acquis la triste certitude de la destruction de la pierre, le comité directeur de la Société d’Emulation résolut de provoquer l’érection d’un nouveau monument à la mémoire du père de tous les poètes flamands.

De vader
Der dietscher dichters allegaders

Dans l’appel que ce comité fit , les mérites de Van Maerlant furent très bien appréciés : « On doit bien se représenter, que ce monument n’est pas seulement un hommage à Van Maerlant comme grand poète, mais comme celui qui a ouvert une route nouvelle à l’intelligence…, et qui peut, à juste titre, être proclamé le père de la littérature…, l’écrivain qui répandit la sagesse et les lumières par ses écrits à une époque où une grande partie de l’Europe était encore plongée dans les ténèbres… »

Troisième partie : Thyl Uilenspiegel

mardi 28 février 2012

Damme



Hôtel de ville

Lorsque au 5e siècle la mer du nord inonda la côte flamande et y creusa une large échancrure, on bâtit au bord celle-ci une petite Cité. On appela Damme et l’échancrure, prit le nom de Zwin.
Ce phénomène naturel se prolongea jusqu’à Bruges. Il eut un effet heureux pour cette ville. Il permit aux bateaux de pénétrer jusqu’à son centre. Et puis le Zwin s’ensabla progressivement. Au 12e siècle, le bras de mer n’arriva plus qu’à Damme, et Bruges ne se trouvait plus reliée que par deux voies navigables au Zwin, la Reye et un canal empruntant le tracé de l’ancien Zwin. Par l’intermédiaire d’une écluse, La Reye et le canal se rencontraient à Damme. La petite cité occupa dès lors une position stratégique dans la vie économique de Bruges. Dès ce moment, Damme connut rapidement une enviable prospérité. En 1180, elle acquit les droits de cité, un peu plus tard elle fut autorisée à rendre la justice et au fil du temps d’autres droits s’ajoutèrent. La population augmenta rapidement et Damme se montra bientôt dangereuse concurrente pour Bruges la commerciale. L’argent remplissait les caisses de la ville. Damme percevait des impôts sur le stockage des harengs, du vin et de la poix. Les grands commerçants ouvrirent des bureaux dans la cité. Puis Damme fut, par un canal, le Lieve, reliée à Gand. 


La ville vécut ses plus belles heures de gloire au cours du dernier quart du 12e siècle et pendant tout le 13e siècle. Sa richesse attira cependant les convoitises et en 1213, la ville fut envahie par les troupes du roi de France, Philippe Auguste. Pillée, elle fut complètement détruite. Mais elle fut tout aussi vite reconstruite. Pourvue cette fois-ci de solides remparts. Malheureusement, la grandeur entraîne souvent la chute. L’ensablement du Zwin continuait sa progression et au 15e siècle, les bateaux ne dépassaient plus la ville de Sluis. Les marchandises y étaient déchargées, puis transportées sur des péniches plates jusqu’à Damme. Sous le règne des Archiducs Albert et Isabelle, la cité devint ville de garnison. Elle entra dans la ligne de défense contre la Hollande. Au 18e siècle, cette dernière utilité lui fut également retirée. Elle entra modestement dans l’histoire.

Plan de la ville de Damme en 1629

Aujourd’hui, Récréative, sportive, festive, gastronomique, culturelle, rurale et naturelle, Damme est devenue un « must » touristique.

Deux personnages célèbres sont associés à cette ville flamande, Jacob van Maerlant et Thyl Uylenspiegel. Tous deux ont leur statue dans la cité.

A suivre …
Deuxième partie : Jacob Van Maerlant

mardi 21 février 2012

Paris 1


Raconter la ville lumière, la capitale du monde, Paris, voilà un sujet bien vaste et dangereux. Des centaines de milliers d’ouvrages de tous lieux et toutes époques lui ont déjà été consacrées. Il ne se passe pas, encore maintenant, des jours, des semaines, voire des mois sans que paraissent, articles, magazines, livres sur le sujet, sans compter les autres médias. Que dire de plus, que raconter encore que l’on ne connaît déjà ? Tout a été dit, semble-t-il. Et pourtant, soyons en convaincu, Paris sera toujours une source d’inspiration pour les poètes, peintres, écrivains, historiens, photographes et cinéastes et d’autres encore. Aussi, vais-je me contenter, à chaque fois que je la visiterai, de quelques lignes pour lui rendre hommage. Elle qui a fait, fait et fera encore et toujours rêver le monde.

Originale origine

Si Rome a été fondée par un fils de Mars et par le nourrisson d’une louve, Romulus, Paris le fut par un prince échappé de Troie, Francus, fils d’Hector, qui, devenu roi de la Gaule après avoir bâti la ville de Troyes en Champagne, vint fonder celle des Parisiens et lui donna le nom du beau Pâris. C’est ainsi qu’un historien fort brillant du temps passé expliquait la naissance de Paris. Cette haute et sérieuse opinion est confirmée par un autre non moins savant qui démontra fort sérieusement que le mot Paris se compose de deux mots : Par ou Bar et Isis «  attendu qu’il a «été trouvé sur le territoire de Paris, une statuette de cette déesse, ce qui prouve que Francus qui veut dire Français, est le fondateur de Paris. » Les mémoires de l’académie des inscriptions fourmillent de preuves toutes aussi authentiques que farfelues.


Il existe cependant d’autres opinions. On pourrait dire que le fondateur de Paris, fut le hasard tout simplement. Il y avait une île au milieu d’une rivière dans un pays sauvage. Figurez-vous une peuplade qui cherche à s’abriter. Elle traverse la rivière et s’installe sur cette bande de sable et de terre, tout de même assez conséquente. Les tentes se montent, ensuite les palissades, on pêche pour subsister, puis comme la terre est fertile, certains la cultive. L’endroit est agréable (déjà), on reste. Dès ce moment-là, Paris commence à exister. On remplace les palissades de bois, par des murs de pierres que l’on va chercher pas très loin. Des maisons au toit de chaume se bâtissent et voilà une bourgade qui vit et palpite. On va la laisser un peu respirer pour la retrouvez avec des règles de vie et gouvernée par de lois. César grand voyageur lui donnera bientôt son acte de naissance. Après lui, les siècles et l’histoire feront d’elle la ville universelle que nous connaissons et aimons tous aujourd’hui et que d’autres, plus tard qui après nous viendront aimeront encore. De nos jours Paris n’est plus une île déserte, elle est à la fois Babylone, Athènes, et Rome. Mais quel que soit sa gloire, elle n’a jamais oublié que ses premiers habitants étaient pêcheurs et pour ses armoiries, elle prendra un bateau.
 

lundi 16 janvier 2012

Molière à Rouen

Molière

Autrefois, capitale de la Normandie, traversée par la Seine, Rouen, le Rothomagus des anciens, passa, avec Rollon sous la domination des Normands.  Lorsque Guillaume le Conquérant réunit Rouen et la Normandie à la couronne d’Angleterre, les rois anglais devinrent vassaux du roi de France.  A la fin de la guerre de cent ans, Charles VII rattacha définitivement cette province à la France.  Un nom et un souvenir s’associent tragiquement à cette ville : Jeanne d’Arc et son martyre.  Mais d’autres souvenirs sont moins terribles que celui-là.  Deux siècles après la mort de l’héroïne, les deux Corneille, Pierre et Thomas y vivaient et le grand Molière y passa plusieurs mois avant son retour définitif à Paris.  Le séjour à Rouen du génie de la comédie est un épisode peu connu de sa vie.  Nous allons essayer quelque peu de soulever le rideau sur ce séjour. 

En l’an 1646, Molière avait décidé de quitter Paris.  Cela faisait deux années que lui et sa troupe de l’Illustre–Théâtre parcouraient sans grand succès les différents quartiers de Paris.  Ce succès, peut-être, les attendait-il en province ?  Cela dura douze ans.  Douze années de pérégrinations. 
Vers le 1er avril 1658, alors que la troupe tenait ses quartiers à Grenoble, elle se mit subitement en route pour Rouen. 

Les amis de Molière lui avaient conseillé, non pas de revenir à Paris, mais de s’en rapprocher.  De s’installer dans une ville voisine pour s’y faire une réputation.  Son mérite lui avait acquis plusieurs personnes des plus considérables.  Celles-ci s’intéressaient beaucoup à son talent.  Elles lui avaient promis de l’introduire à la cour.  Rouen, par sa proximité avec Paris, remplissait parfaitement ce rôle.  Par ailleurs, Thomas Corneille écrivait de Rouen, que la directrice officielle de la troupe, Madeleine Béjart, désirait jouer à Paris. Tout était clair, le retour et la gloire à Paris était la but secret du séjour de la troupe de l’Illustre-Théâtre à Rouen. 

Le gros de la compagnie arriva dans la ville vers les fêtes de Pâques.  A cette époque, l’année théâtrale commençait à  partir de ces fêtes.  Après les austérités d’un carême scrupuleusement observé, venaient les plaisirs et les divertissements.
Madeleine Béjart

La troupe se faisait remarquer par la beauté de ses actrices.  Elle comptait dans ses rangs Madame Anne Duparc, « on la trouvait très jolie et très gracieuse ; elle tournait toutes les têtes. ». Pierre Corneille en était amoureux.  Il y avait aussi Catherine Leclerc qui « était très jolie, grande, bien faite, et conserva longtemps un air de jeunesse. ».  Toutes les deux suivirent à Rouen la troupe de Molière.  Mademoiselle Marotte Beaupré se faisait aussi remarquer par sa beauté, mais moins que les deux autres.  Madeleine Béjart, Anne Duparc et Catherine Leclerc, formaient ces trois grandes comédiennes, si difficiles à contenter pour la distribution des rôles  qu’elles donnaient des gros soucis à Molière qui n’en avait pas assez.

Il y avait alors, à Rouen, deux Jeux-de-Paume, grands et vastes, où se donnaient les représentations théâtrales.  L’un s’appelait les Deux-Maures et l’autre les Braques.
Cette année-là, tous deux furent occupés.  En même temps que Molière, il se trouvait à Rouen une autre troupe, celle de Philibert Gassaud, sieur Du Croisy, gentilhomme de la Beauce.  Comme les succès de Molière lui enlevait son public, ce directeur, délaissé des Rouennais, pria Molière de se charger de sa troupe.  Homme de bien, Molière accepta, bien qu’il eût un personnel suffisant et la faveur du public.  L’année suivante, Du Croisy entra lui-même dans la troupe de Molière, s’y sentant bien, il ne la quitta plus.
Par suite de cette réunion imprévue, la troupe de Molière se trouva fort nombreuse.  Elle ne comptait pas moins de quarante comédiens et comédiennes.  

La supériorité incontestable de la troupe de Molière sur toutes les troupes rivales tenait par la qualité des pièces qu’elle donnait.
Les autres compagnies avaient des acteurs et des actrices aussi brillants que ceux de la compagnie de Molière.  Ces compagnies puisaient dans le répertoire des pièces imprimées.  L’habitude du temps laissait ces publications à la libre disposition de tous les comédiens.  Les droits d’auteurs restaient encore à inventer. 
Mais Molière, écrivait ses propres pièces que seuls ses comédiens jouaient. Astucieux, il ne livrait pas à l’impression ses textes.  Il assurait ainsi le succès de ses représentations et surtout de ses recettes.

En province, ses pièces étaient encore à l’état de farce, de canevas informes.  Sur la scène, ses comédiens improvisaient souvent.  Plus tard, Molière travailla ses textes avec plus de soin.  Il transforma ses farces en de bonnes comédies dont il changea aussi le titre.
 
Non seulement, à Rouen, il montait des comédies, mais il donna encore des tragédies.  Pierre Corneille, dans une lettre, écrivit que Molière fit jouer Amalasonde , une tragédie médiocre de Quinault.  Il semble encore qu’il joua des tragédies de Corneille, du moins celles qui étaient imprimées.  Toutefois, le nombre dut en être fort restreint, car les comédiens de Molière excellents dans la comédie, n’avaient que peu de succès dans le genre tragique.  A Lyon, pendant ses voyages en province, Molière avait déjà représenté Andromède œuvre de Corneille.

Durant son séjour à Rouen, Molière donna deux représentations au bénéfice des malheureux de l’hôtel-Dieu de la ville.  Mais là, rendons à César ce qui lui appartient, par décision des autorités, les compagnies théâtrales se trouvaient dans l’obligation, de donner un certain nombre de représentations au profit des pauvres.  Cette obligation provoquait parfois des conflits entre les comédiens et la ville.

De Rouen, Molière se rendit maintes fois à Paris, pour y servir les intérêts de sa troupe.  Il finit par atteindre son but.  Après quelques discrets voyages dans la capitale,  Monsieur, frère du roi, lui accorda sa protection.  Monsieur, le présenta au roi et à la reine-mère.

De retour, Molière annonça à ses comédiens, une grande nouvelle. Ils allaient jouer devant le roi.  Cette annonce fut accueillie avec joie.  Elle mettait fin à leurs pérégrinations.  Le but était atteint, le séjour à Rouen avait porté ses fruits.
 
Le 24 octobre 1658, la troupe commença à paraître devant leurs majestés et de toute la cour. Le roi avait fait dresser un théâtre dans la salle des gardes du vieux Louvres (aujourd’hui la salle des Caryatides).

Pierre Corneille

De son séjour à Rouen, il résulta des rapports  d’amitié et d’intimité entre Corneille et Molière.  Dans sa lutte contre Racine, son jeune rival, le vieux poète trouva un appui sincère auprès de Molière.  On joua sur la scène de « l’ex-Illustre-Théâtre » les pièces de l’auteur du Cid et de Cinna que les autres troupes ne pouvaient ou ne voulaient plus jouer.

Rouen fut la dernière étape d’une vie de souffrance, de privations et de courses errantes, qui avait duré douze années.  Molière avait alors trente-six ans.




lundi 9 janvier 2012

Mycènes

acropole de Mycènes

Dans le Péloponèse, au fond de la plaine de l’Argolide, sur une colline, se dresse encore les ruines de l’acropole de Mycènes.
Une ville et une place forte, protégées par des montagnes qui dominent toute la région.  Autrefois, Mycènes surveillait toutes les routes terrestres et maritimes conduisant vers le Moyen-Orient.  De l’Egypte jusqu’à la Grèce du sud-est, ses nombreux navires contrôlaient le commerce.
Cet emplacement bien choisi fit la richesse de la cité pendant plus de quatre siècles.

La tradition raconte que Percée, fils de Zeus et de Danaé, fonda la cité.  Les Cyclopes en auraient bâti les murs. Après la mort de Persée, ses descendants continuèrent à régner sur Mycènes.  L’un d’eux, Eurysthée, imposa à Hercules, les célèbres douze travaux.  Le fils d’Hercules tua Eurysthée.  Après la mort de ce roi, son beau-frère, Atrée s’empara du pouvoir.

Lorsque  les Athéniens virent pour la première fois les tragédies d’Eschyle sur la mort d’Agamemnon, fils d’Atrée.  Ils savaient que sa famille était maudite.  Non seulement, Atrée et son frère Thyeste étaient maudits par leur père Pélops pour avoir tué leur demi-frère Chrysippe, mais encore, entre eux, ils se livraient à une lutte sanglante et féroce pour ne pas dire barbare.

Mycènes

 
Bien que  les trois fils de Thyeste eussent trouvé protection dans un sanctuaire de Zeus, Atrée ne s’inquiéta pas.  Il les assassina.  Après ces meurtres, Atrée, sans aucune gêne, invita le père de ses malheureuses victimes à un banquet.  A la fin du repas, Atrée fit apporter sur la table, devant son frère, un grand fait-tout.  Souriant, il souleva le couvercle de la marmite.  Une monstruosité apparut devant les yeux horrifiés de Thyeste. Une vraie vision de cauchemar, d’enfer, le père découvrit les mains et les pieds de ses fils nagent dans une sauce brune.  Alors, terrible, la vérité lui apparut brutale, il avait mangé sa propre chair. Thyeste en était épouvanté.  Devant l’atrocité du crime, le soleil même arrêta, dit-on, sa course.  Atrée jouissait du spectacle.  La rage au cœur et une folie meurtrière dans la tête, l’unique fils restant de Thyeste, Egiste, sortit son épée et massacra le monstre.

Atrée mort, Agamemnon lui succéda sur le trône de Mycènes. Il épousa Clytemnestre, fille de Léda et du roi de Sparte Tyndarus.  Son frère Ménélas, roi de Sparte, avait épousé Hélène, sœur de Clytemnestre.  Hélène était le fruit des amours de Zeus, transformé en cygne, et de Léda.  Hélène s’était enfuie avec Pâris, fils du roi de Troie, Priam.  En colère et malheureux, Ménélas demanda l’aide de son frère Agamemnon pour reprendre son épouse, réfugiée à Troie avec son amant.

De son palais de Mycènes, Agamemnon, « roi des hommes », appela les Grecs à venger l’injure faite à son frère.  Il fut élu général en chef de cette expédition, connue sous le nom de la guerre de Troie, qui allait durer dix années.

Les Grecs s’étaient réunis à Aulis.  Des vents contraires les empêchaient de quitter le port.  Artémise, déesse de la chasse, en était la cause.  Pour pouvoir partir, Agamemnon comprit qu’il devait faire un grand sacrifice aux dieux.  Il dut sacrifier l’aînée et la plus belle de ses filles, Iphigénie.  Seulement, Clytemnestre n’aurait jamais accepté cette horrible immolation. Pour tromper sa vigilance de mère, qui faisait bonne garde, le rusé Ulysse, trouva une solution.  Pour amener Iphigénie à Aulis, il prit le prétexte de la marier au plus grand héros grec du temps, Achille.  Complice ou innocent, Achille promit lui-même de protéger Iphigénie. Avec cette ruse, Ulysse l’attira loin de la protection de sa mère.  Elle fut, selon Eschyle et Sophocle, sacrifiée, et selon Euripide, sauvée par Artémise.  Quoiqu’il en soit, Clytemnestre ne pardonna pas à Agamemnon ce crime.  Elle jura de venger sa fille.

Pendant les dix années d’absence d’Agamemnon, son cousin Egiste, fils de Thyeste et l’assassin d’Atrée, devint l’amant de Clytemnestre. 

escalier conduisant au palais

 
Lorsque Agamemnon rentra, en héros, chargé de nombreux butins pris aux Troyens, Clytemnestre semblait avoir oublié le terrible sacrifice et sa vengeance.  Elle le reçut avec tous les honneurs.  Elle déploya le tapis rouge.  Agamemnon fut soulagé par cet accueil si chaleureux.  En montant l’escalier qui conduisait au palais, il n’écouta pas les paroles de Cassandre.  La fille de Priam, sœur de Pâris, faisait partie de son butin de guerre. 
D’Apollon, Cassandre avait reçu le don de voyance.  Mais maudites, ses prophéties ne devaient jamais être écoutées.  Elle avait prédit la guerre, le funeste cheval de bois, mais personne ne l’entendit.  Troie fut livrée au pillage, à la fureur et aux incendies.  Cassandre, fille de roi, fut violée sur l’autel d’Athéna.  La déesse vengea l’affront.  De nombreux Grecs ne revirent jamais leurs foyers.  

ruines du palais d'Agamemnon

 
Cassandre lui annonçait sa mort prochaine. Comme les autres, Agamemnon n’écouta pas l’avertissement.  Pour fêter son retour et son triomphe, Clytemnestre  organisa un grand banquet.  Mais avant de commencer les festivités, elle lui prépara un bain.  Allongé dans l’eau parfumée et tiède, les yeux fermés, heureux, Agamemnon sentit tout à coup, comme un voile jeté sur lui.  Il ouvrit les yeux, un filet le recouvrait et l’empêchait de sortir du bain.  Il ne pouvait plus bouger.  Pris comme un poisson dans son eau.  Il se débattait, voulut crier, appeler à l’aide, mais les mots restèrent dans sa bouche.  D’un coup sec et puissant, la hache de Clytemnestre lui coupa la tête.  

Plus tard Oreste, le fils d’Agamemnon vengea son père.  Il tua sa mère et son complice Egiste. 

Une famille maudite que l’on vous disait.

Clytemnestre








mercredi 14 décembre 2011

Des bûchers à Arras

Philippe le Bon

Pendant l’heureux règne du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, tout se jugeait dans les Flandres selon les caprices et la violence.  Ce qui se passa dans la bonne ville d’Arras, en 1459, fut effrayant.  Il y avait dans cette cité flamande, comme dans tous les diocèses de France, un inquisiteur de la foi, un jacobin nommé Pierre le Brousart.

Ce jacobin était allé à Langres, participer au chapitre général de son ordre.  Pendant son séjour, on avait brûlé dans cette ville, un ermite nommé Robinet le Vaux. Il avait été reconnu Vaudois.  C’était le nom que l’on donnait aux hérétiques.  Ce Robinet était natif d’Artois.  A son retour, le jacobin raconta, qu’en mourrant Robinet avait confessé que de nombreux Vaudois vivaient à Arras et aux alentours.  Les inquisiteurs commencèrent à les rechercher.

Vers la Toussaint, on fit saisir à Douai, une femme d’une trentaine d’années, d’assez mauvaise vie, nommée Deniselle et à Abbeville, un vieux peintre nommé Jehan la Vitte.  Il avait été en son temps, rhétoricien, compositeur de balades et auteur de cantiques en l’honneur de Dieu et de Notre-Dame.  Joyeux compagnon, ses bons mots amusaient. Tout le monde l’aimait et le surnommait gentiment l’abbé de Peu-de-Sens.  Avec le consentement des échevins d’Arras, tous deux furent jetés dans la prison de l’évêque.  Au fond de son cachot, désespéré, le vieil homme, à l’aide d’un petit couteau, tenta de se couper la langue, la trop vive douleur l’empêcha de continuer.  Mais, bien qu’il ne pût parler, on le mit à la torture. Comme le bonhomme savait écrire, il écrivit sa confession.  Il avoua, de même que Deniselle, torturée à plusieurs reprises elle aussi, qu’ils étaient allés aux assemblées de Vaudois, et qu’ils y avaient  vu bon nombre d’habitants d’Arras.

Les vicaires de l’évêque et quelques chanoines, virent l’erreur et sentirent le scandale arriver. Ils furent d’avis de n’en plus parler et de mettre en liberté les prisonniers.  Jacques Dubois, doyen du chapitre et l’évêque de Varut, qui remplaçait momentanément l’inquisiteur, s’opposèrent fermement à cette libération.  A Péronne, ces deux-là allèrent trouver Jean de Nevers, comte d’Etampes et cousin germain de Philippe le Bon.  Après les avoir écouté, le comte, se rendit à Arras.  Sous la menace, il ordonna aux chanoines de faire leur devoir.  Le procès continua donc, à la grande satisfaction des deux compères.  L’on arrêta encore un barbier, un sergent de ville, une bourgeoise et trois filles de joie.  Comme il était de règle, ces nouveaux accusés furent mis à la question.  Pour garantie, le tribunal envoya leurs aveux, en consultation, à l’évêché de Cambrai.  Les docteurs en théologie de cette ville déclarèrent que puisqu’on n’imputait aux prisonniers ni meurtres, ni profanation de l’hostie, il suffirait de les admonester et de les faire renoncer à leur pêché.

Cette réponse déplut aux deux inquisiteurs, ce n’était pas ce qu’ils recherchaient.  Ces Vaudois devaient être mis à mort.  Tous leurs efforts tendaient à faire brûler ces pauvres gens, et ils s’y employaient activement.  Plus que zélé, le doyen disait que non seulement que les accusés étaient Vaudois, mais que ceux qu’ils dénonçaient ou dénonceraient l’étaient aussi.  D’ailleurs, ajoutait maître Dubois, les Vaudois était si nombreux qu’on ne pouvait guère se tromper dans les condamnations.  A l’entendre, le tiers des chrétiens était coupable de vauderie.  Ceux qui osaient le contredire devenaient, à ses yeux, très suspects.  Prudent pourtant, il ajoutait qu’il ne faudrait pas s’étonner, si, sur le bûcher, les accusés se rétractaient. Le diable les y pousserait pour les avoir en enfer.  Varut approuvait son complice et n’en racontait pas moins que lui. Il assurait qu’il y avait des évêques, des cardinaux même, et des grands maîtres qui étaient Vaudois. Ceux-ci étaient secrètement partout.  S’ils arrivaient à convaincre quelque prince ou roi, c’en était fait de la chrétienté.  Il voyait des Vaudois partout.  Un vrai complot.  L’évêque avait une telle imagination, qu’à la première vue il savait juger si un homme était de la vauderie.  Aussi, l’évitait-on le plus possible.  Personne ne pouvait aider un Vaudois, ni père, ni mère, ni frère, ni parent ou ami sans être compromis.  Nobles ou bourgeois, riches ou pauvres, tous devaient brûler.  Deux ou trois témoins suffisaient pour accuser un innocent, du crime de vauderie.  Le comte d’Etampes montrait le même enthousiasme à faire brûler ces hérétiques.  Il pressait sans cesse le jugement des prisonniers.  Sous l’autorité du duc de Bourgogne, on nomma des commissaires pour prononcer les accusations.  L’évêque de Varut et le doyen choisirent pour commissaires les chanoines du chapitre, l’abbé de Saint-Waast, des jacobins, quelques avocats et docteurs en droit, parmi eux Gilles Flamand.

Le 9 mai, en chemise et revêtus de mitres où l’on avait peint des hommes rendant hommage au diable, les prisonniers furent conduits sur un grand échafaud dans la cour de l’évêché.  La foule était immense.

La veille, l’un des accusés, Jehan le Febvre, s’était pendu dans son cachot.  Suicide ou meurtre ?  - Peur de certaines révélations ? - la question fut posée.  Toujours est-il que sa mort n’empêcha pas que l’on porta son corps sur l’échafaud pour y entendre sa condamnation.

L’inquisiteur prêcha publiquement.  Il commença par expliquer, au peuple, la vauderie.  Lorsqu’on voulait s’y rendre, disait-il, on frottait un bâton avec un onguent composé de cendres d’un crapaud à qui on avait fait manger une hostie consacrée, de poussière d’os humains détrempée dans le sang d’un petit enfant vierge, le tout mélangé avec des herbes et d’autres choses encore.  Ensuite, l’on enfourchait ce bâton, et l’on était aussitôt transporté par les airs au lieu où s’assemblaient les Vaudois.  Là, se trouvait le diable, sous le forme d’un singe, d’un bouc, ou d’un chien et quelquefois d’un homme.  Les Vaudois lui rendaient hommage en l’embrassant à l’arrière.  Ils l’adoraient dans de vilaines et sales cérémonies.  Sur son ordre, ils marchaient sur la croix et crachaient dessus.  Ils insultaient aussi le ciel en lui tournant le dos et en se baissant.  C’était, racontait l’inquisiteur, l’abbé de Peu-de-Sens qui était maître de ces cérémonies et enseignait les nouveaux venus.  Sur des tables étaient servies de grandes quantités de viandes et de vins.  Les Vaudois buvaient et mangeaient - une horreur ! -  A la fin du repas, ils éteignaient les chandelles et se livraient à mille abominations entre eux.  Le diable se faisait tantôt homme, tantôt femme.  Tous se rendaient coupables de bougrerie et de crime contre Dieu.  Tout cela était si horrible, que l’inquisiteur assurait même qu’il ne pouvait pas tout dire.  De plus, le diable interdisait aux Vaudois d’aller à l’église, de prendre de l’eau bénite, de se confesser et de faire signe de croix.  S’ils y étaient contraints, ils devaient répondre : «  n’en déplaise à notre maître ».  Le diable leur racontait aussi qu’avec la mort tout était fini, qu’il n’y avait pas d’autre vie et que l’âme n’existait pas.  On disait encore que ceux qui désiraient revenir au sein de l’Eglise, étaient battus à coups de nerf de bœuf.
Quand l’inquisiteur eut fini, il demanda aux accusés si tout cela était vrai.  Ensemble, ils répondirent  oui.  L’évêque prononça alors la sentence.  Comme membre pourris, les accusés étaient retranchés de l’Eglise et livrés à la justice séculière.  Leurs héritages confisqués au profit du seigneur, on dirait aujourd’hui au profit de l’Etat, et leurs biens-meubles au profit de l’évêque.  Le prévôt s’empara aussitôt des condamnés.  Les échevins rendirent immédiatement la sentence d’exécution.    Lorsque les pauvres femmes entendirent qu’elles allaient être brûlées, elles commencèrent à pousser des cris. Elles s’adressèrent à Gilles Flamand, l’un des commissaires : « ah ! faux traître, tu nous a déçues ; tu nous disais d’avouer ce qu’on nous demandait, et que nous n’aurions d’autre pénitence que d’aller en pèlerinage à cinq ou à six lieues.  Tu le sais bien, méchant, que tu nous as trahies. ».  Elles protestèrent que c’étaient à force de tortures et de promesses qu’on leur avait fait confesser toute cette vauderie, mais que tout était faux.  Les cris de désespoirs ne servirent à rien.  On les emmena devant la halle de la ville où les attendait un bûcher.  Jusqu’à la fin les innocentes victimes se montrèrent chrétiennes. Elles se recommandèrent aux prières des fidèles et clamèrent encore leur innocence.  Quant à Deniselle, elle fut reconduite d’où elle venait, à Douai, pour y être brûlée à son tour.

A Arras, les poursuites continuaient contre de nouveaux accusés.  Ce n’étaient plus des gens du peuple et des prostituées, mais des riches bourgeois, des échevins qu’on recherchait.  On arrêta, de cette manière, un chevalier de  soixante-douze ans nommé Payen de Beaufort.  Il fut prévenu qu’on l’accuserait de vauderie, et ne voulut pas s’enfuir. Il trouvait ces poursuites absurdes.  On l’arrêta cependant.  Il demanda à parler au comte d’Etampes, qui refusa de le voir.  Pendant ce temps les exécutions continuaient et ceux qu’on menait au bûcher criaient toujours la même chose : on les avait trompés.

Tout cela commençaient à faire grand bruit dans la ville.  Les échevins ne voulaient plus prononcer l’arrêt de la justice séculière. Malgré leur opposition, les exécutions se poursuivaient. Pour juger des accusés plus considérables, on nomma d’autres commissaires.  L’évêque de Varut conduisait toujours les affaires.  Baudouin de Noyelles, le sire de Crèvecoeur, Philippe de Saveuse, un jacobin, confesseur du duc de Bourgogne, Jean Forme, secrétaire du comte d’Etampes, furent les nouveaux commissaires.  Chaque jour on saisissait des bourgeois.  Tout le monde tremblait dans la ville.  Il n’y avait personne si notable, sujet si loyal, chrétien si fidèle, qui ne courût le risque d’être inculpé pour vauderie.  De plus en plus, le bruit de ce qui se passait à Arras se répandait dans tout le royaume de France.  L’indignation était si grande, que, dans beaucoup de villes, on ne voulait plus loger les marchands artésiens, ni commercer avec eux.
Les gens savants et sages commençaient à penser qu’il y avait là-dessous quelque dérèglement.  Peu à peu, chacun commençait à penser ainsi.  Cependant, rien ne semblait arrêter l’ardeur des commissaires.  Mais le sire de Beaufort et les autres prisonniers savaient mieux se défendre que les malheureux qu’on avait brûlés.  Les accusés requirent la présence de l’inquisiteur du diocèse de Tournai, et de plusieurs autres ecclésiastiques.  La plupart refusèrent de venir.  Ils ne désiraient pas entrer dans cette affaire fumeuse.  Seul, l’inquisiteur de Tournai s’y rendit.  Le refus des ecclésiastiques de participer et les déclarations que fit l’inquisiteur de Tournai, commencèrent à inquiéter.  Pour se protéger, les vicaires, Varut, Gilles Flamand, et d’autres encore s’en allèrent à Bruxelles.  Ils tentèrent de convaincre le duc de Bourgogne, de la nécessité de juger les Vaudois.

Jean de Nevers
Ce qu’on disait de tous côtés sur cette affaire dérangeait Philippe le Bon, soucieux de soutenir la foi chrétienne et surtout de maintenir son autorité.  Ses conseillers lui avaient rapporté qu’en France  et principalement à Paris, on disait que le duc faisait brûler à Arras des gens riches et nobles pour avoir l’argent de leurs biens.  Ces affirmations lui déplaisaient beaucoup.  Le duc interrogea les plus habiles docteurs de l’Université de Louvain.  On leur montra le procès du sire de Beaufort et des autres accusés.  Ils firent observer que malgré les très nombreuses tortures, plusieurs accusés n’avaient rien confessé.  Une grande diversité d’opinions régnait parmi tous ces docteurs.  Les uns soutenaient que tout était illusion, les autres disaient que lorsqu’un homme s’était donné au diable, Dieu permettait que le diable exerçât sur lui toute sa puissance.  Pas plus avancé, le duc, toujours incertain, envoya à Arras, pour voir et interroger les prisonniers, Toison d’or, un homme de confiance.  Pendant tout le séjour que fit à Arras Toison d’or, on traita les accusés plus humainement.  L’inquisiteur ne fit plus saisir personne.  Le procès terminé fut envoyé au duc.  Philippe le Bon le fit encore examiner.  Après étude, il renvoya le dossier à Arras.  Le jugement fut prononcé en public et sur un grand échafaud.  L’inquisiteur imputa aux nouveaux accusés exactement les mêmes faits qu’aux premiers.  Le sire de Beaufort avoua tout et demanda miséricorde.  Il en fut de même pour l’échevin Jean Taquet.  Pierre Carrieux se mit à crier que tout cela était faux et qu’il n’avait avoué que par la torture.  Les gardes eurent beaucoup de difficultés à le faire taire.  Le quatrième était un nommé Huguet, surnommé Patenostre, il avait été mis quinze fois à la question.  Tenace, on avait été jusqu’à lui bander les yeux et lui mettre la tête sur le billot.  Cette ultime tentative ne pu le forcer à se reconnaître pour Vaudois.  Alors, comme il fallait bien le condamner, on lui attribua pour crime le fait de s’être évadé de sa prison.  Pierre Carrieux, pour avoir dit la vérité, fut exécuté ; les autres furent condamnés à des peines de prisons et à de fortes amendes.  Comme des vautours, les officiers du duc s’emparèrent de tous les biens confisqués, au nez et à la barbe des échevins qui espéraient rafler le butin.

Ce furent les dernières condamnations.  Le désordre était devenu si fort dans l’Artois et en France, que le duc s’aperçut enfin qu’il devait le faire cesser.  Ceux qui avaient fui les arrestations étaient allés demander justice au Parlement de Paris ou avaient porté leur plainte au pape.  Les choses se gâtaient.  Varut, le doyen et presque tous les commissaires se retirèrent.  Il se hâtèrent de mettre en liberté tous les prisonniers qui n’avaient pas encore été jugés.  La plupart avait subi d’atroces supplices.  La mort des premiers apparaissait maintenant dans toute son injustice et sa cruauté.  Mais les biens des victimes innocentes restaient confisqués.  Les amendes n’étaient pas restituées.  Le sire de Beaufort et quelques autres croupissaient toujours en prison.  Le peuple murmurait.  Sous formes de balades, des pamphlets circulaient. Ils attaquaient Varut, le doyen et les commissaires.  Le fils du sire de Beaufort avait porté son recours à Paris.  On regardait alors, le Parlement de cette ville comme la source de toute justice.  Le duc n’aimait pas ce Parlement qui voulait retenir toutes les causes de Flandre.  Mais comme sujet du roi de France, il devait accepter son intervention de ses affaires.  C’était d’ailleurs ce qui pouvait arriver de mieux aux sujets du duc que d’être jugés par ce Parlement.

Cette cour envoya, à Arras, un huissier, accompagné de trente hommes armés.  Il tira de sa prison, le sire de Beaufort. Sous escorte, celui-ci fut conduit à Paris.  Le Parlement cita les vicaires de l’évêque, qui comparurent.  Devant ce tribunal, maître Jean de Popincourt plaida la cause du sire de Beaufort. Il révéla les fausses promesses et les tortures dont on avait usé pour obtenir les aveux et les témoignages contre ceux qu’on voulait poursuivre.  Il dit comment le sire de Saveuse avait sauté de joie, lorsqu’on eut, à force de souffrances, tiré de quelques malheureuses des faits à la charge du sire de Beaufort.  Comment Saveuse eut aussitôt envoyé un commissaire au duc, pour lui faire part qu’il y avait moyen d’accuser ce chevalier et d’autres hommes riches dont on pourrait tirer de l’argent.  La manière dont le doyen d’Arras s’était jeté aux pieds du vieillard, le conjurant de s’avouer coupable, de ne point perdre sa famille, de ne pas se laisser mettre à la torture, lui promettant qu’il ne subirait aucune condamnation.  Comment il lui avait dit de ne pas se soucier de déposer le contraire de la vérité, parce que lui, doyen l’en absoudrait.  Comment, outre les amendes portées au jugement, il lui avait fallu payer quatre mille francs au duc, deux mille au comte d’Etampes, mille au bailli d’Amiens, et deux cents au lieutenant pour s’affranchir de cette affaire.
Le pourvoi de maître Taquet et des autres condamnés, l’appel interjeté par les parents des malheureux condamnés exécutés, les enquêtes faites à Arras par l’inquisiteur du diocèse de Paris, dévoilèrent les dessous de ces affaires et les barbaries exercées sur les victimes.  Pour se procurer de l’argent, ou pour se venger, on avait brûlé les pieds, versé du vinaigre et de l’huile bouillante sur les plaies, comprimé les têtes ou les membres avec des cordes à nœuds, pendu les femmes par les cheveux et foulé aux pieds ces malheureuses.
 
Ceux qui avaient été condamnés à la prison ne tardèrent pas à être mis en liberté.  Mais l’affaire n’en resta pas là.  Les commissaires avaient été pris à partie, et les condamnés ou leurs parents demandaient à présent, réparations et dommages à ceux qui les avaient jugés contre les lois et la justice.  Le procès dura plus de trente années.  La justice fut rendue en 1491.  Le Parlement prononça un arrêt qui condamnait le duc de Bourgogne, le comte d’Etampes, le sire de Saveuse, l’évêque de Varut, le doyen et les autres commissaires.  Ils devaient restituer tout ce qui avait été confisqué ou exigé des accusés et leur imposait des amendes.

Le duc de Bourgogne était mort depuis vingt-cinq ans, et sa descendance éteinte.  Le doyen d’Arras avait perdu la raison et n’avait survécut qu’une année à ses malheureuses victimes.  Le comte d’Etampes venait de mourir et ses serviteurs ne vivaient plus.  Juges, bourreaux, condamnés n’étaient plus de ce monde.

Jean Angenost, conseiller du Parlement, se transporta à Arras.  Il se fit montrer le lieu où les Vaudois avaient été brûlés.  L’arrêt du Parlement portait qu’aux frais des anciens juges, une grande croix de pierre serait élevée en expiation à cet endroit.  Un échafaud y fut dressé, le peuple fut convoqué à venir écouter la lecture du jugement et le sermon d’un docteur de l’Université de Paris, qui devait défendre la mémoire des pauvres condamnés.  Les habitants s’y rendirent en foule, bannières déployées.

De cette manière se termina cette triste histoire.

« Instruisez-vous, vous qui jugez la terre »

Tel fut le sens du sermon prononcé ce jours-là à Arras.

Heureusement que nous vivons une époque moderne…enfin espérons-le.


Arras