Imaginons ensemble, une pièce sombre, voûtée, sans décoration, où un grand album en forme de missel relié de velours rouge, à ferrures antiques, repose, solitaire, sur un lutrin éclairé par un unique flambeau.

Rêvons ensemble, que ce grand album soit un recueil d’illustrations. Dessins de villes, d’instantanés de vie, où en regard de chaque illustration, écrit de la main des hommes, des récits vrais et moins vrais. Livre précieux, que l’on Feuillette, avec les yeux émerveillés, d’un enfant d’autrefois devant de belles images.

Au hasard, nous tournerons ses pages. Nous arrêtant seulement devant une illustration, selon ses couleurs, nos envies et au gré du vent.

Si le lecteur, bienveillant ( et nous le savons bienveillant), possède une âme quelque peu d’artiste, il comprendra. Des descentes dans le temps à un endroit, puis des remontées dans d’autres parties de ce temps, en passant par des lignes droites, sans oublier les courbes et les doubles boucles de ce même temps - Pour l’espace, pareil - Voilà ce qui attend notre bienveillant lecteur. Lequel, rien ne l’empêche de donner son très estimable avis. Nous le remercions d’avance et lui souhaitons d’agréables voyages.

jeudi 3 mai 2012

Un jardin, une fosse et un squelette

Paris, 1833

Le 26 avril de cette année-là, rue de Vaugirard, deux fiacres s’arrêtèrent devant la maison portant le numéro 81.  De la première voiture, descendit un homme maigre, aux traits fatigués, à la tenue sévère, portant une serviette de cuir noir.  Derrière lui suivaient deux personnages à la mine inquiète ; l’un, court, très gros et vêtu avec recherche, cachait derrière d’énormes lunettes vertes des yeux sans cesse en mouvement. L’autre sec et maigre, habillé en ouvrier parvenu, dégageait un air morne et montrait des yeux inertes.  Un garde municipal en petite tenue et deux policiers, costauds rébarbatifs entouraient ces deux individus.

Du second fiacre sortirent au même moment deux autres personnes, dont l’un portait une trousse de chirurgien.  L’autre n’était rien moins que le doyen de la Faculté de médecine, M. Orfila. 
Sur le trottoir, le doyen s’approcha de l’homme à la serviette noire et de bon cœur, lui serra la main.
-       Monsieur le procureur du roi, dit-il d’une voix grave, mon collègue Dumoutier et moi sommes à votre disposition. De quoi s’agit-il ? Empoisonnement ? Autopsie ?
-       Rien de tout cela, répondit, souriant, le procureur, il s’agit d’archéologie.
-       Alors, vous vous êtes trompé d’adresse, protesta l’autre avec bonne humeur, il fallait vous adresser au service des antiquités.

La réponse amusa le magistrat.

Tout en causant, le procureur et les deux savants pénétrèrent par une petite porte, basse et noire, dans le jardin de la maison.
 
C’était un grand jardin assez mal soigné, les mauvaises herbes avaient envahi les plates bandes et les allées.  Un perron aux marches humides et disjointes s’y ouvrait.  Il conduisait vers une salle à manger obscure, dont on apercevait, de l’extérieur, le dallage noir et blanc.

Dans un angle du jardin, était dressée, sous un vieil abricotier, une table de cuisine.  Quelques chaises, un grand coffre de sapin blanc, un encrier portatif, une grosse liasse de papier et quelques plumes complétaient cette installation. Il était clair que tout cela avait été préparé pour cette visite particulière.  Une descente d’un procureur du roi, de deux médecins, d’un greffier, d’un garde municipal et de ses deux acolytes, serrant étroitement deux hommes vraiment mal à l’aise.  Deux terrassiers, pioche et pelle en main, attendaient le long du mur.  Sur un mot dit à voix basse par le greffier, le procureur du roi jeta un rapide coup d’œil sur un plan étendu sur la table, et, désignant du doigt une croix tracée à l’encre rouge, le magistrat ordonna aux ouvriers :

-       Commencez-là.

Les deux terrassiers attaquèrent le sol entre l’allée qui longeait le mur et deux vieilles souches de pêcher dont les branches, autrefois disposées en espalier, s’étendaient à présent en tous sens faute d’entretien.  Après quelques minutes de travail, l’un des ouvriers sentit tout à coup sa pioche s’enfoncer dans une excavation.  L’homme gros et court, aux lunettes vertes, fit un brusque mouvement, et son camarade eut un éclair dans ses yeux morts.  Le garde municipal et les agents de police resserrèrent un peu plus le demi-cercle qu’ils formaient autour de ces deux hommes.

- Maintenant, avertit le procureur du roi aux deux terrassiers, prenez les précautions les plus grandes.  N’avancez que ligne à ligne, et gardez-vous de rien briser.

Les ouvriers vidèrent à la main le trou qu’ils venaient de faire et dégagèrent une couche de chaux formant une sorte de voûte.  C’était dans celle-ci que la pioche avait pénétré.  Croûtes par croûtes, la voûte de chaux fut enlevée. Cette opération mit à nu une fosse creusée en forme d’entonnoir, d’une profondeur d’un mètre cinquante environ, sur une longueur d’un mètre quinze à la surface.
Au fond de la fosse, les assistants aperçurent alors un squelette, le cou entouré d’une corde.  Les dents et les cheveux étaient parfaitement conservés, un anneau d’or entourait encore une phalange.


-       Il est évident, remarqua le doyen Ofila, que ce cadavre a été recouvert de chaux vive, mais qu’on a oublié de jeter de l’eau.  Aussi, la chaux, au lieu de consumer le corps, comme on s’y attendait sans doute, n’a fait que le conserver.  Les chairs ont disparu, mais le squelette est complet. 

Puis se retournant vers le procureur :
-       Eh bien ! mon cher magistrat, est-ce là votre sujet ?  Que faut-il faire de cette antiquité ?

-       Il faut, messieurs, répondit le procureur en s’adressant au doyen, à Dumoutier et à deux nouveaux venus, les docteurs Marc et Bois de Loury, il faut faire un miracle, recomposer ce corps rongé par le temps et par la chaux, et me dire qui fut ce squelette.  Il faut déterminer si tous les os épars et sans attache appartiennent à un même individu.  Il faut faire plus encore, préciser le sexe, l’âge de celui qui fut inhumé là, dire combien d’années  se sont passées depuis qu’il y repose.
-       Rien de plus facile pour mes collègues, dit l’anatomiste Dumoutier, mais il n’était pas été nécessaire de m’appeler à leur aide pour cela.  Par contre, je peux faire autre  chose : vous dire par exemple, à la seule inspection de cette tête, quelles furent les pensées habituelles, les passions, les vertus et les vices de l’âme qui l’anima.

Aux paroles de l’anatomiste, les médecins présents échangèrent un sourire perplexe.  Dumoutier était l’un des adeptes de cette nouvelle science inventée par Gall.  Selon ce médecin la morphologie du crâne révèlerait certains traits de caractère d’une personne.  Théorie développée plus tard, par son assistant Spurzheim, sous le nom de « phrénologie », pour laquelle ou contre laquelle on commençait alors à se passionner. 

La chaux et la terre qui y adhérait furent déposées dans le grand coffre de sapin.  Les ossements furent soigneusement transportés dans la salle à manger et étendus sur une grande table.  Sous les yeux du magistrat et des deux hommes si étroitement surveillés, les savants se mirent immédiatement à l’étude,.

D’un commun accord, et après un rapide examen, les hommes de science reconnurent à la forme du bassin, à la petitesse des os, à l’exiguïté de la taille, à la forme même de la tête, qu’ils avaient devant eux le squelette d’une femme.  Cette femme devait mesurer un mètre cinquante.  L’état des os du crâne soudés entre eux et quelques vertèbres affaissées annonçaient un âge avancé.  Une nouvelle indication de la vieillesse du sujet : les cheveux longs d’environ de trois centimètres étaient blanc-jaune.  Les dents étaient longues et, pendant la vie, devaient paraître très longues, les gencives ayant été rongées par le tartre.  Les ongles, trouvés intacts, annonçaient que le sujet ne se livrait pas à des tâches éprouvantes.  Enfin, les mains devaient être singulièrement petites.

Une bourgeoise de 70 ans environ, mesurant un mètre cinquante, aux cheveux blanc-jaune et courts, autrefois roux, aux dents longues, aux petites mains : telle était la conclusion des spécialistes.

A chacune de leurs indications, rigoureusement déduites d’une observation scientifique, l’œil du procureur s’animait.  Un archéologue reconstruisant pièce par pièce une momie de pharaon, n’aurait pas éprouvé une joie plus intense que celle qui éclairait, en ce moment, le visage du magistrat.

- Ce n’est pas tout, messieurs, ajouta-t-il encore, que de déterminer l’âge du mort ; c’est l’âge de la mort que je vous demande aussi.
- C’est la question la plus difficile à résoudre, répondit M. Bois de Loury.  Il y a deux ou trois ans, je l’aurais crue impossible à décider. De nos jours, des expériences nouvelles en permettent la solution approximative.

La conclusion des quatre docteurs fut que la mort remontait à dix ou douze ans.  Quant à la cause de la mort, déclarèrent-ils, elle est facile à déterminer, puisque les vertèbres du cou sont encore entourées par six tours de corde.  Cette cause est la strangulation.  Il y a plus, toute idée de suicide est inadmissible ; car les tours de corde ont une direction d’avant en arrière et de haut en bas, ce qui dénonce l’intervention d’une main étrangère.  Enfin, dans la fosse, la tête était plus basse que les membres inférieurs et ces membres avaient été pliés ; donc, le cadavre avait été inhumé peu d’heures après la mort, avant la rigidité cadavérique.

Le magistrat, triomphant, se tourna vers les deux hommes étroitement surveillés.   Il les apostropha :

-       Eh bien ! prévenus Bastien et Robert, vous le voyez : ces messieurs ne savaient pas même en venant ici de quoi il était question, et, au bout de deux heures, ils ont tracé le portrait le plus ressemblant de votre victime.  Ils nous ont fait assister à votre crime.  Au signalement qu’ils me donnent, il ne manque qu’un nom, celui de la veuve Houet.

-       Attendez, dit l’anatomiste, adepte de Gall, ce nom qui pour nous ne signifie rien, je vais vous dire ce qu’il représentait pour ceux qui connurent l’être humain dont voici les os.  La femme dont je tiens en ce moment la tête fut avare, défiante, et tout ensemble craintive et colérique.

Ces détails, donnés par le savant Dumoutier, semblaient faire revivre ce squelette et lui rendre le corps qu’un crime avait fait disparaître.  Un moment, l’illusion fut si grande, que Robert, l’homme sec aux yeux morts, recula, glacé de terreur.  La sueur perlait sur son front ; ses dents claquaient ; ses mains cherchaient un point appui.  Elles rencontrèrent un bras, celui du gros homme aux lunettes vertes, celui de Bastien.  A ce contact, Robert parut s’éveiller, comme un homme qui s’échappe à un affreux cauchemar, et il repoussa le bras de Bastien avec un mouvement de dégoût, d’horreur et de haine.  Puis, faisant un violent effort sur lui-même, il reprit son attitude de morne impassibilité.

-       L’identité est accablante, la preuve est complète, dit le procureur du roi,  messieurs de la faculté, je vous demandais un miracle, vous l’avez fait, merci.

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Le 13 septembre 1821, une femme âgée de soixante-huit ans, la veuve Houet, disparut de son domicile, rue des Mathurins.

La veuve Houet, au moment de sa disparition, possédait environ 6.000 francs de rente ; elle avait eu, pour sa part dans la succession de son frère, le sieur Lebrun, un capital de 43.000 francs.  Elle avait deux enfants ; un fils, à peu près idiot de naissance, et une fille qui, en 1813, avait épousé un certain Robert, marchand de vins et graveur sur cristal.  L’oncle Lebrun avait doté cette fille.

Dès les premiers temps de ce mariage, une forte mésentente régna entre la belle-mère et le gendre.  De nombreuses discussions d’intérêt et d’argent avaient exacerbé l’antipathie que la veuve Houet ressentait pour Robert.  Elle en était arrivée à redouter son gendre à tel point qu’elle avait l’habitude de dire : « Je ne périrai jamais que par ses mains. ».

Le jeudi 13 septembre 1821, vers six heures du matin, Robert se rendit chez sa belle-mère et l’invita à déjeuner le jour même.  « J’irai. » répondit-elle.  Vers sept heures, arriva la femme de ménage, madame Jusson ; la veuve Houet lui reprocha d’être en retard, parut pressée de sortir, et partit, en effet, au bout de quelques minutes.

La veuve Houet était en toilette du matin, les mains sous son châle ; elle marchait vite, paraissait agitée et se parlait à elle-même.  Elle descendit la rue des Mathurins, fut aperçue traversant la rue de la Harpe.  On la perdit de vue à la hauteur de la rue Serpente, un peu plus bas que le n° 58 de la rue de la Harpe.  C’était là qu’habitaient les époux Robert.

Bastien et Robert

A suivre…


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